Autopsie des Balkans. Essai de psychopolitique (livre)
Posté par radaivekovicunblogfr le 30 octobre 2009
Livre inédit en français. Ce livre est paru en italien comme Autopsia dei Balcani. Saggio di psico-politica, Raffaello Cortina, Milano 1999, et en allemand, Autopsie des Balkans. Ein psychopolitischer Essay, Droschl, Graz 2001.
© rada iveković,
Autopsie des Balkans Essai de psycho-politique
Du même auteur: Rana buddhistička misao (Première pensée bouddhique), Sarajevo : V. Masleša, 1977.
Indijska i iranska etika (Ethique indienne et iranienne), en collaboration avec Čedomil Veljačić, Sarajevo : Svjetlost,1980. Pregled indijske filozofije (Aperçu de la philosophie indienne), Zagreb : Biblioteka FM Zavoda za filozofiju, 1981.
Druga Indija (Une autre Inde), Zagreb : Školska knjiga, 1982. EEJI-Epistolarni eseji (Essais épistolaires), en collaboration avec Bogdan Bogdanović, Beograd : Prosveta 1986.
Sporost – oporost (Lenteur-amertume), Zagreb : GZH, 1988. Indija- Fragmenti osamdesetih. Filozofija i srodne discipline (Inde – Fragments des années quatre-vingt), Zagreb: Biblioteka FI, 1989.
Benares. Esej iz Indije, Zagreb : GZH, 1990. Bénarès. Essai d’Inde, traduit par Mireille Robin, Paris : L’Harmattan 2001. Orients : Critique de la raison postmoderne, Paris : Noël Blandin, 1992.
Jugoslawischer Salat, Graz : Verlag Droschl, 1993. Briefe von Frauen über Krieg und Nationalismus (en collaboration avec Biljana Jovanovi_, Maruša Krese, Radmila Lazi_), Edition Suhrkamp : Frankfurt a/M.-Berlin, 1993.
La balcanizzazione della ragione, Rome: manifestolibri 1995. Le sexe de
la philosophie. Jean-François Lyotard et le féminin, Paris: L’Harmattan, 1997.
Autopsia dei Balcani. Saggio di psicopolitica, Milan : Raffaello Cortina 1999. Table des matières
Autopsie des Balkans Essai de psycho-politique Première partie
Un dehors improbable. L’extérieur d’un intérieur
Les civilisations disparues
L’autre genre, modèle d’une différence insurmontable
Naître par le père ou de soi-même
Le cauchemar linguistique
Le Grand récit fondateur, la Révélation, la légitimation par l’universel
La plume ou le fusil
Désirs d’Europe?
Le clocher du bourg de province
La violence du temps aplati
L’auberge balkanique en concept philosophique
La ronde fraternelle des jurons
Le bourg et sa philosophie
Deuxième partie
D’un dedans incertain. L’intérieur d’un extérieur
Désir de latinité, rêve méridional
Désir de monde et rêve de l’étranger
Le rêve oriental d’un Orient qui ne se reconnaît pas
Le rêve maritime jusque dans le coeur du politique
Le pot-au-feu bosniaque, la macédoine de fruits, la salade yougoslave
La Bosnie tranquille
La banalité du politique et la maladie mentale
de la société
Belgrade-Zagreb, une histoire d’amour et de haine
Le manque de solidarité; l’individualisme présubjectif
d’une génération d’adultes mineurs
Les petits pionniers et les pays frères non-alignés
La mappemonde
Notes et références
*** Avant-propos de l’auteure
Cet essai n’est pas un livre sur l’effondrement de
la seconde Yougoslavie. Partant de cet exemple historique, il n’est qu’une tentative de comprendre l’affaissement du cadre épistémologique, celui de la cohérence des représentations et des auto-représentations. Cet écroulement a précédé et accompagné la décomposition d’un pays et d’une culture, puis l’établissement de nouveaux Etats. Le texte procède souvent par la juxtaposition d’images toutes personnelles à des stéréotypes et préjugés sociaux. Les unes, inoffensives, se sont montrées souvent dérisoires ou imaginaires, de simples souvenirs, et les autres se sont fréquemment dévoilés dangereux, car à la base de fixations collectives. En temps de crise, ces derniers peuvent déclencher
la violence. Dans cet essai, le manque de cohérence de l’entendement, la carence d’autoanalyse, ne sont pas vus comme un trait spécifiquement yougoslave ou balkanique, mais comme faisant partie d’un égarement plus général de la pensée dont nous sommes tous partie prenante.
NB. Toute ressemblance avec la Yougoslavie disparue en 1990-91 est voulue. Mais rien de ce qui est dit d’elle ne lui est spécifique. Personne, aucun pays, n’est, en principe, à l’abri du sort qui fut le sien ou de celui de ses habitants.
« Il faudrait regarder l’Espagne et son drame de loin, d’aussi loin que le permette notre condition d’Espagnols, même si cordillères et océans s’interposent entre elle et nous. »
« Dans notre maison, dans notre jardin, nous n’avons pas besoin d’avoir tout présent autour de nous, toute la journée, et notre âme en tension, tout notre être en suspens. Non; chez nous, nous oublions, nous nous oublions. La patrie, la maison, c’est avant tout le lieu où l’on peut oublier. » María Zambrano, Sentiers.(1)
« La politique de ce monde-là est une politique d’arnaque car elle est elle-même fondée sur la tentative de tromper l’existence (sentimentale car non-tragique, événementielle car non-expérientielle, et finalement individuelle car non-subjective). Cette tentative consiste à essayer d’embobiner l’histoire par sa dégradation depuis une histoire de recherche de sens jusqu’à l’histoire des événements d’un sens donné à l’avance. Il s’agit du sens d’un monde à portée de main et matériel dépourvu de tout utopisme. Le principe de la ruse est le principe ‘opérationnel’ suprême de cette politique qui reste non-politique car elle est sans but, fin en elle-même, un jeu dominé par l’esprit des efforts de subjuguer et de se dérober. Ne pas être berné continue à être, ici, l’impératif élémentaire qui, en pratique, veut dire duper parce que la conscience de cet impératif ressent constamment la pratique comme une escroquerie possible. » Radomir Konstantinović, La Philosophie de bourg.(2)
En 1996, nous découvrîmes à Cobán, petit bourg préindustriel de l’Alta Verapaz au Guatemala, des boîtes de sardines « Made in Yugoslavia », alors que cette dernière avait disparu depuis des années. Nous fûmes frappés par ce qui était marqué là où aurait dû figurer la date de péremption du produit, juste après le nom de l’usine, sur l’étiquette: Rok trajanja neograni_en, « Durée illimitée ». Nous trouvions stupéfiant que des conserves puissent durer plus longtemps que leur pays d’origine.
Un peu dans la même veine, le film extraordinaire d’Andrej Ujica Out of the Present (Hors du présent, 1995) montre le voyage des cosmonautes partis en 1991 d’Union Soviétique, gardés en partie (pour l’un d’entre eux) pendant un délai suplémentaire de six mois dans l’espace à cause des événements politiques, et atterris en 1992 au Kazakhstan nouvellement indépendant dans la base militaire désormais louée à celui-ci par la Russie, pour être ensuite rapatriés dans leur nouvel Etat. Le déplacement depuis l’horizon cosmique (ou, dans le cas des sardines, inter-continental ou simplement international) vers l’horizon politique crée des effets de temps surréalistes, et des effets de sens cocasses. Ce manuscrit fut commencé alors que durait encore la guerre en Bosnie-Herzégovine. Il a été remis en chantier à plusieurs reprises depuis, et se trouve bouclé au moment où les deux guerres superposées du Kosovo battent leur plein, alors que l’Europe se construit sous tutelle par cette violence redéfinissant ses frontières à l’Est.
Il faut croire que la violence, qui ne se laisse pas penser, lance la pensée comme sa tache aveugle.
*** Première partie
Un dehors improbable. L’extérieur d’un intérieur
Les civilisations disparues Le jour de mes vingt-et-un ans mes parents m’offrirent un livre magnifique qui me fit voyager dans ma tête pendant des années, et qui accompagne encore dans mon souvenir les déplacements dans le temps et dans l’espace. Ce livre, à l’époque incroyablement luxueux, s’appelait Iš_ezle civilizacije (Civilisations disparues).(3)
Il contenait des récits, des dessins, et des photographies de sites qui font rêver. L’un des plus impressionnants était le chapitre sur les pyramides et l’art amérindiens, que j’ai reconnu à Tikal, ville-temple des anciens Mayas. Cela aurait tout aussi bien pu être le Yucatan, ou le Honduras. J’ai cru « reconnaître » au Guatemala mon paysage livresque. Du présent individuel calqué sur du passé imaginaire, sans doute. Les bouleversements de ces dernières années ont fait que ce livre, comme la plupart des autres de la bibliothèque de ce que fut ma maison, m’est resté inaccessible. A Tikal, les prêtres avaient élaboré un calendrier complexe, à la fois cyclique et linénaire à l’intérieur de chaque unité, qui prévoyait la fin des temps pour l’an 2013 de notre ère (et l’an 5129 de leur cycle actuel), la faisant ainsi coïncider de peu avec notre lamentable fin de siècle, qui dans cette perspective pourrait se présenter comme une introduction au dés-astre. C’est aujourd’hui que j’y pense, car en cette année 1965, je n’imaginais pas que le monde, tel que je le connaissais, pourrait un jour basculer. C’est en 2014 que j’aurais gagné ma retraite si j’étais restée dans le système, un an après la fin du monde d’après les Maya. Mais notre univers s’est écroulé avant. D’autres « civilisations disparues » apparaissaient dans le livre, par exemple celle d’Angkor-Vat, l’une des plus éblouissantes à mes yeux, puis celle de l’ancienne Egypte, et enfin celle des Iles de Pâques. Chacune avait eu un début puis une fin bien précis dans le temps. Je ne mis pas en doute, à l’époque, le message subreptice de ma lecture : des « civilisations » disparaîtraient sans explication apparente, par fatalité, et il n’y aurait rien à faire. Il n’était pas possible de prévoir que la nôtre irait à son extinction de la même manière. Le temps serait quelque chose d’inéluctable. Comme une certitude de déclin contractée avec la vie. L’idée ne me vint pas, à l’époque, d’interroger les concepts de civilisation, de disparition, avancés dans le livre, ni de remarquer que, par exemple, la Grèce ancienne n’y figurait pas, d’après mon souvenir (à moins que je n’aie du livre qu’un souvenir sélectif de l’exotique, bien tempéré par les stéréotypes et les points aveugles culturels). L’idée ne m’effleura pas non plus que les populations Maya puissent encore être bien vivantes en Amérique centrale, de même que les Khmers autour d’Angkor. Il ne me vint pas à l’idée qu’une culture ne disparaît pas tant que la langue en est parlée ou qu’une ville en incarne l’ensemble des connaissances et de la « cosmo-vision », comme on dit ici en Amérique Latine. Ni que le choix culturel de certaines civilisations disparues aurait pu être entendu en fait comme un choix politique. Ni qu’une civilisation pouvait résister si ce n’est dans la mémoire des survivants.
D’après le calendrier indien (d’Inde), si la fin du monde n’est pas à un jour près, nous n’en sommes pas moins bel et bien dans ce dernier segment de la série des yuga (époques), le Kali-yuga, l’ère de
la décadence. L’homonymie, qui relie une dénomination temporelle à une unité spatiale, est frappante : on appelait en serbocroate Juga (à prononcer « youga », comme dans le cas du terme sanscrit de « yuga ») ou Jugovina (signifiant le « sirocco ») ce pays aujourd’hui sans nom ni lieu, ce non-pays maintenant qualifié d’ex-, cette u-topie/u-chronie renversée et paradoxale dans laquelle nous sommes nés, et dont nous nous disions alors les Jugovi_i, poésie épique serbe oblige. Il est étonnant de voir avec quelle fréquence et insistance il se trouve toujours quelqu’un à le rappeler, comme si cela pourrait être oublié : la Yougoslavie n’existe plus. Sous-entendu: êtes-vous Serbe ou Croate? Choisissez votre camp. On appelle Antigua Guatemala la vieille capitale baroque, abandonnée pour la ville nouvelle de Guatemala City (plutôt que Ciudad), après d’interminables tremblements de terre. Antigua existe, c’est un lieu magnifique, mais son temps de capitale est révolu. Elle vit aujourd’hui au rythme du tourisme nord-américain. L’adjectif s’est peu-à-peu transformé en substantif, Antigua.
On dit « ancienne Yougoslavie » d’un espace balkanique qui existe encore, mais dont les régions n’appartiennent plus à un seul et même Etat, et dont la géo-politique effondrée est en pleine recomposition. Sans ce qualificatif d’ancienne, le terme de Yougoslavie dénote aujourd’hui la toute nouvelle Yougoslavie tronquée (comprenant le Monténégro et la Serbie avec le Kosovo et la Voïvodine). Cette « Yougoslavie » là est seulement l’un des Etats de l’espace yougoslave. Il n’y a pas de continuité, sinon dans la discontinuité et
la destruction. Ou bien, la continuité prétendue n’est que partielle, aussi bien là où elle est revendiquée que là où elle ne l’est pas. Le lieu politique et le lieu géographique sont dissociés. En permettant l’usurpation du nom de Yougoslavie par un seul des nouveaux Etats, ce qui oblige à employer l’adjectif par conséquent devenu péjoratif d’ »ancienne » ou le préfixe également pénible d’ »ex- », on introduit une dimension problématique du temps. On n’est peut-être pas né en ancienne Yougoslavie, mais bien en Yougoslavie, devenue « ancienne » seulement par
la suite. Par l’obligatoire et affligeant additif « ex- », c’est le passé lui-même qui est nié avec l’histoire, y compris le passé individuel (en tant que chapitre « noir »). Pour la génération des parents, l’ »ancienne Yougoslavie » avait cependant été une Yougoslavie antérieure encore, le royaume yougoslave d’avant la Seconde guerre mondiale et d’avant
la révolution. La nouvelle Yougoslavie était pour les adultes, et par extension pour nous pendant presque un demi-siècle, pendant toute une vie, celle qu’ils avaient crée et en laquelle ils avaient donné vie à une génération qui allait jouir de la liberté à leur place. Nous étions donc la génération de la seconde des trois Yougoslavie. Cette génération en devint la pâte ou la chair, y compris la chair à canon par
la suite. Mais aussi les canonniers. Plus exactement, elle sera faite et de victimes et de bourreaux, parfois en même temps.
L’expérience de la génération de nos parents du temps de la résistance au nazisme et de la Seconde guerre mondiale ne nous a pas été transmise, à « nous », la génération responsable de cette dernière guerre des Balkans. Ou bien, si elle l’a été, le message n’est pas passé, en partie sans-doute à cause de la manière dogmatique de sa médiation. Il y eut comme une coupure de mémoire qui fut à la base du paradigme politique. Sa puissance consiste dans le fait qu’il ne se laisse pas percevoir. « Leur » expérience antifasciste avait été érigée en culte, un culte que « nous » aurions à célébrer en mémoire de leur sacrifice « pour nous ». Le temps de toute une génération (ou de plusieurs), « notre » présent, fut recouvert, ou scandé par le temps passé de
la Révolution. Ainsi ce passé fut de fait nié avec l’histoire. « Nos » jours n’avaient de réalité qu’en ce qu’ils commémoraient et reproduisaient ce temps passé, le « leur ». Un temps devenu heureux réatroactivement, car créateur d’univers et tentative acharnée de donner du sens. « Nous » étions la génération qui n’aurait pas eu de souci, et donc pas de destin politique, pas de responsabilité, la génération non-sujet. « Nous » serions l’incarnation de la vie heureuse, ceux qui, un jour, pourraient jouir du bonheur à « leur » place, ceux qui auraient toutes les réponses sans jamais avoir à poser les questions. « Nous » avions donc l’obligation de ce bonheur, le « leur », que nous incarnions; nous garantissions que « leur » lutte n’avait pas été vaine. « Ils » avaient créé l’Etat, le système, « ils » étaient au pouvoir jusque dans et après le dépérissement naturel de leur génération et même quand « nous » prenions la relève, puisque « nous » n’étions que leurs ombres. La liberté, l’indépendance « nous » avaient été données. Ce dont on « nous » avait fait cadeau était bon et définitif. « Nous » n’aurions pas de poids à porter. En fait, « nous » étions la génération historiquement irresponsabilisée, née d’un grand sacrifice (le « leur »), la tranche d’âge qui n’aurait pas à combattre. Nous figurions comme la justification, la preuve ultime de leur bon droit, et du nôtre. Le fait que le sacrifice de l’universel demeure nul et non avenu restait occulté (neutralisant le particulier, justement, par l’universel): en « sacrifiant » à la progéniture, on le fait à soi-même, on prolonge ainsi la lignée ou l’idée fondatrice. Tout se passe entre l’identique et le même. « Nous » incarnions la contraction du temps, la préfiguration du bonheur idéal, joui par anticipation à travers « nous », par « eux ». Le propre sacrifice de la deuxième génération, irreprésentable en tant que tel, et invisible, avait été justement la disparition du temps présent réel où « nous » serions impliqués, au profit d’un temps idéal absolu, présent métaphysique et transréel, dont « nous » serions les gardiens. Tels d’éternels mineurs, béats et reconnaissants de n’avoir aucune responsabilité ni pouvoir de décision, sécurisés à mort par ce déterminisme bienheureux. Dans ce temps idéal l’essentiel est de ne pas avoir d’expérience directe de la fondation mais d’y adhérer aveuglément et de bon gré, et de dépendre du mode indirect. C’est dans le sacrifice fondateur de soi à soi par soi, en un pseudo-détour par la tribu, la lignée, la communauté ou la progéniture, que se dissimule au mieux l’origine bien particulière de tout intérêt universel, celui de l’identique, de la reproduction sans différences. L’expérience de vie de ceux qui en sont le prétexte (les « enfants », l’ »avenir de la communauté ») ne compte pas, ou bien ne peut jamais être mise en rapport avec les choses fondamentales telles que: le pouvoir, le sens, les valeurs symboliques, l’image de
la société. L’image officielle que la collectivité martelle et se fait d’elle-même correspond de moins en moins à la réalité des individus. Le système repose sur l’ignorance de
la génération-fille. Il n’y avait aucune orientation, aucun paradigme épistémologique valable. Bien sûr, il faut se garder d’entendre cette histoire de générations à la lettre, puisque ceux qui avaient été sujets et avaient donné du sens et toute une forme de vie, s’étaient eux-même politiquement démobilisés aussi. Mais symboliquement le schéma devrait tenir, surtout si une troisième génération est introduite pour compléter le cycle. Identifiés comme le peuple (narod), « nous » étions la preuve de leur réussite. Le peuple avait accès par délégation. S’ »ils » étaient le Père, le peuple était le Fils. En effet, on ne parlait en général que des fils du socialisme, de la patrie ou de
la révolution. Les filles ne comptaient de toute manière qu’en tant que garçons manqués. Cette masculinité systémique, comme maladie éternelle de toutes les gauches, est en même temps le point principal ou la possibilité, aléatoire, de continuité et de parenté entre le socialisme et les nationalismes subséquents. Le socialisme autogestionnaire n’a jamais liquidé le machisme et le patriarcat, même s’il a, de par son souci égalitaire abstrait, accordé certains droits aux femmes. A l’heure du nationalisme, les femmes apprennent rapidement que ces droits là sont les premiers sacrifiés. Mais il y aura nécessité, à nouveau, de recoudre les déchirures du tissu social: on fera appel à elles pour le travail humanitaire; d’autre part, l’exclusion/inclusion spécifique des femmes est ce médicament balsamique qui suture les plaies sociales, les plaies de guerre d’une société retraditionalisée. Le seul compromis homogénéisant, gratuit en apparence, est celui qui peut toujours se faire, sans qu’il y ait danger de mise en cause de la part de l’opinion publique, sur le dos des femmes. Que dit la troisième génération (ceux qui sont nés vers et après les années soixante), comment a-t-elle pu vivre les mêmes événements? Voici en tout cas ce qu’en témoigne l’écrivain Vladimir Jokanovi_, né en 1971. Elle a eu recours à la fuite, dit-il: « L’univers feutré du socialisme dans lequel est née et a grandi ma génération, reposait en paix sur de tendres et nobles mensonges au moyen desquels l’on pouvait subsister jusqu’à cent ans tout en restant un enfant dans l’âme, à condition d’y croire. Nous avons cru, sans trop de raison, que nous méritions de ne vivre que des choses belles. (…) A avoir été poussés à la guerre, à la pénurie et à la pauvreté, la réponse presque unanime de ma génération a été la fuite: la fuite à l’étranger, la fuite dans la violence, la fuite vers les univers artificiels de la drogue ou de l’alcool, la fuite éperdue de la réalité. (…) Je ne sais pas s’il s’agit d’une damnation héréditaire de cette région, mais la génération dont la majorité s’est trouvée ainsi profilée, s’est bien montrée complètement incapable de changer sa position par quelque action de masse énérgique, ce qui n’est que confirmé par l’évolution, les protestation et les démonstration qui ont eu lieu. »(4) Les événements dont il est ici question sont ceux de l’hiver 1996-97 en Serbie, où une partie importante de la population est sortie pendant plusieurs mois dans les rues des grandes villes pour manifester contre le régime, alors qu’aucun dirigeant ou parti de l’opposition n’a su recueillir le mécontentement pour en faire un mouvement apte à tirer le pays de l’impasse.
Lorsque je parle ici de « paradigme politique », je ne prends cette dimension politique que comme partie d’un paradigme épistémologique plus large, ou d’une cohérence épistémologique. Une société cohérente qui se tient et qui fonctionne plus ou moins bien, nécessite et entretient un système épistémologique cohérent, un modèle de savoirs, de communications et de représentations logiques et, parfois, fait-elle appel à un certain choix de civilisation. J’appelle « choix de civilisation » (ayant principalement développé ce concept dans mon travail portant sur la philosophie indienne et comparée) (5) – dans le sens le plus large – l’ensemble de tous les vecteurs culturels, de toutes les figures linguistiques, symboliques et de pensée, de toutes les manières, croyances, de toutes les créations de sens, de tous les entrelacs de pouvoir, de symbolisation, de toutes les données et/ou de toutes les présuppositions qui sous-tendent une Weltanschauung (représentation du monde) dans la mesure où ils sont implicites dans cette culture et dans cette société en général, et dans la mesure où ce sont eux qui permettent qu’un énoncé particulier soit reconnu comme en faisant partie. Un choix de civilisation possède un modèle gnoséologique, une logique communicationnelle, un « style » ou une cohérence épistémologique correspondants dans le sens le plus large. Cela veut dire, que la manière comment se transmet et comment est échangé le savoir, comment les expériences sont transférées d’une génération à l’autre ou au dedans de la société, entre divers groupes, communautés, cercles culturels ou unités, la façon comment la communication est entretenue, – que tout cela permet à cette société de fonctionner, de se comprendre et de se reproduire. La communication à l’intérieur (verticale tout autant qu’horizontale) et avec l’extérieur est vitale. Ne pas entretenir de communication signifie être en guerre, ou bien n’avoir recours qu’à cette dernière, fatale « communication » qu’est le conflit, cas extrême de reproduction d’une hiérarchie à (re)mettre en marche. Le manque de communication dans toutes les directions sociales, entre les générations, les sexes, les classes, crée un blocage porteur de violence, et dégrade la seule transmission communicationnelle qui reste (celle de haut en bas) en conflit. Dans le réseau complexe de la communication dans tous les sens que nécessite une société démocratique et ouverte, celle-ci est normalement tempérée par la transparence et les contacts qui s’exercent aussi du bas vers le haut ou en d’autres directions. Un modèle épistémologique ne consiste pas seulement en ces manières de communiquer et de transmettre les expériences et le savoir, mais garantit également une certaine cohérence entre l’image de soi (d’habitude auto-indulgente) et
la réalité. Un écart entre les deux peut se creuser considérablement en temps d’incertitudes, alors que ses proportions mesurées impliquent en général une société dynamique. En temps de crise particulière, et d’autant plus en guerre, une société perd sa « cohérence épistémologique », ce qui veut dire que le clivage entre la réalité et l’image de soi augmente et que le lien se déchire éventuellement. Il y aura alors rupture de la représentation et une sorte de scission herméneutique implicite. Plus la blessure est grande, plus la société se fonde (ou plutôt, se refonde) sur un mensonge, ou sur un idéal qui a peu à voir avec
la réalité. Si tel est le cas, tôt ou tard la non-vérité se fera jour, et un nouveau paradigme sera proposé, n’importe lequel. Cette logique intérieure qui tient une société ensemble, et la tient de surcroît ficelée avec son propre modèle de perception et de savoir, s’effondrera alors, tout comme la totalité (rationalisée, imaginaire, symbolique, mais également réelle) sera brisée. Dans la pire des issues, la totalité maintenant recherchée apparaîtra comme un diktat de guerrier, une absence de choix. Ce ne sera pas la totalité du rêve poétique, de l’enfance, ou de l’utopie heureuse et créatrice qui aurait pu, également, en découler. Dans la spécificité yougoslave de cette dernière guerre, ce sont des poètes, des écrivains, des professeurs, des intellectuels qui se sont chargés de « reconstruire » la totalité par les mots d’abords, puis par les armes. Pour qu’une société se tienne et que son paradigme épistémologique soit fonctionnel, il faut qu’il y ait passage ou transitabilité de bas en haut et vice-versa, ainsi que dans les autres sens. Il faut que le modèle de pouvoir (symbolique et non) et de commandement se reproduise et prospère, mais aussi qu’il puisse se contenir, afin, justement, de ne pas réduire la société à une communauté. La communauté, c’est ce qui ne fait passer la communication que vers le bas (le commandement, justement), alors que la société se caractérise par des liens et des transmissions divers et multiples. Il faut que l’individu se reconnaisse au moins partiellement dans le modèle donné. Il est également nécessaire, afin qu’il n’y ait pas d’entropie, que la communication horizontale (entre les différents groupes – linguistiques ou autres) ait cours. C’est ce qui a disparu de par la désagrégation de la société.
La disparition de la totalité, surtout typique de la modernité, qui a lieu dans l’effondrement, peut être décrite comme cette perte de logique et de paradigme épistémologique. Il s’agit d’un même processus. La totalité est l’idéal d’un ensemble-tout-entier (l’origine, la fondation) qui est soutenu par une garantie consistant en un récit. Dans la modernité (y compris, bien entendu, dans le socialisme), la totalité tribale, « ethnique », « raciale », est remplacée par un modèle plus ou moins rationnel et abstrait qui fait appel à l’universel, et qui transcende les différences. Mais ce cas idéal, quoique régulièrement théorisé, n’est jamais complètement atteint en réalité. Ce cas « pur » est rare, sinon inexistant. En tout cas la société dite socialiste, nonobstant sa forte tendance universalisante et modernisatrice, reste encore parsemée de rappels à l’origine, à la nature etc., puisqu’elle a, pour une grande partie, encore des racines à la campagne dans des milieux traditionnels. Le recours à la « tradition », même quand il a lieu en milieu plus ou moins moderne, est la négation de
la modernité. Mais les réminiscences tribales ou archaïsantes n’auraient eu que très peu de chance de reprendre le dessus si un profond clivage entre la réalité et l’idéal politique, rationnel, ne s’était pas produit et s’il n’y avait pas eu le patriarcat prémoderne, toujours capable de s’adapter à toute modernité. Cette rupture qui faisait que l’image qu’on (se) donnait de soi, un soi idéal, ne collait plus à la réalité, qui faisait que la norme ne correspondait pas à l’état de fait, et que donc la vérité nous apparaîssait d’emblée scindée, a été la chance des paradigmes nationalistes. On est arrivé à produire deux échelles de vérité avec deux niveaux de savoir et de « réalité », qui étaient dissociées, et c’était là la rupture épistémologique en question : tout savoir nous parvenait contenant déjà la coupure, et cette scission ne devait surtout pas être interrogée. Ainsi, le fameux clivage entre la « théorie » et la « pratique » faisait partie intégrante de la transmission même des connaissances. Par exemple, de l’autogestion, l’axiome disait d’avance que la théorie en était bonne, mais que la pratique n’en fonctionnait pas. On appelait cela
la dialectique. Il n’était pas question d’interroger le type de rationalité (une rationalité pauvre et exclusive, mais se prenant au sérieux) en vigueur. A une époque précédente et plus naïve encore, ou dans d’autres pays, il s’agissait officiellement de la rationalité du socialisme scientifique. C’est bien cette rationalité qui était supposée donner du sens à l’expériment dont les générations d’après la deuxième guerre avaient été les cobayes. Mais ce « mythe fondateur » n’a pas suffisamment « pris »; la légitimation de et par la Résistance s’est peu-à-peu estompée. En plus de la séparation habituelle du rationnel (« nous ») et de l’irrationnel (les « autres »), la crise accentue encore plus l’ »incommunicabilité » de l’expérience propre, car elle réduit à zéro
la tolérance. De la même manière que l’insuffisance inhérente à la langue nous désespère et produit (de) la poésie, la guerre rend complètement irréductibles le langage de l’ »intérieur » et celui l’ »extérieur ». (6) En écartant au loin toute idée d’irrationnel, séparant ainsi radicalement et imprudemment la raison de la déraison, la rationalité a créé un paradigme exclusif opérant seulement dans l’univers propre, laissant à la merci du principe opposé tous les autres univers possibles. S’il n’y avait pas de place pour l’irrationnel dans cet univers là, rien en sa logique rationnelle ne pouvait empêcher la création d’autres univers suivant d’autres paradigmes. Car
la rationalité Une ne peut se représenter comme unique que si, justement, elle prévoit, même si ce n’est qu’involontairement, l’exception ou la multiplicité qu’elle interdit. Sa narration à elle (car elle en possède une aussi) laisse des espaces en quelque-sorte extérieurs, ouverts le moment venu, au mythe de refondation historique par le récit de l’origine supposée unique et séparée (de la tribu), même si ces espaces restent, en principe, ouverts à d’autres dénouements également de par l’ouverture de toute modernité. Tout dépendra alors des autres conditions. La régression dans le nationalisme autorise, à l’heure de la perte des certitudes et des valeurs, de renouer avec la certitude absolue, promue en vérité. La résurrection (littéralement) du peuple ou de la tribu permet de s’assurer qu’un sujet ne se constituera pas dans la langue et comme positionnement politique, et admet de présenter à sa place l’imposture d’une conscience collective. La totalité est une narration, une histoire, et il n’y a pas de nation sans narration. La nation prétend à une totalité moderne. Le récit, une « biographie de la lignée nationale » est indispensable à cause de la discontinuité et de l’oubli constitutif de la nation en devenir. Cet oubli est complémentaire d’une mémoire sélective. Le récit tient lieu de totalité, il se réfère à une unité d’esprit existant au moins dans l’esprit et à l’état d’esprit. Cette unité efface et donc oublie forcément la multiplicité et la diversité qui est à son origine. L’oubli constitutif couvre l’imperfection inavouable de la totalité lésée et l’exception spécifique qui en est à l’origine, c’est à dire l’altérité. Il les compense par le récit. Pour qu’il y ait continuité de la nation au moins par la narration il faut, justement, que cette continuité et cette unité sans faille n’existent pas dans les faits, qu’ils soient imaginaires. Ce que la lignée, ce que le nom du père qui est aussi le nom de la nation, et qui est l’identité de la communauté entière y compris ses femmes, occulte, c’est (le nom de)
la mère. La mère n’en a pas. Ce passage par le langage, par le nom, montre aussi son importance créatrice: il établit l’ordre, ou en rend compte. Le nom du père permet la narration, représente l’identité de la nation, en ramasse les éléments, dissimule la récupération du prénom de la mère, et érige son effigie muette, garantie de l’identité collective. Plutôt que d’être basé sur une mémoire transparente, le récit est toujours nécessairement déjà un décalage qui tient lieu de mémoire dans la reconstruction d’une totalité. Celle-ci est également une promesse d’avenir heureux par le conte (par l’histoire proposée) dépensé à l’avance. Lorsque cette narration ne peut plus affirmer de continuité avec une origine (fictive ou réelle, peu importe pour le mécanisme!) ou lorsqu’elle commence à prétendre à quelqu’autre origine, la cohérence (épistémo)logique s’effondre. Il sera toujours tenté désespérément de remédier à cette perte par d’autres oublis et de nouveaux souvenirs collectifs. Ces tentatives de réparation sont à la fois les recherches d’un sens nouveau, d’une logique nouvelle, d’une justification (et même d’une légitimation) nouvelle. Elles sont l’effort de construire un nouveau paradigme.
Le clivage entre les deux niveaux de réalité ou de vérité implique deux choses : d’une part, établir une certaine distance depuis l’origine (ou du texte sur l’origine), mais de l’autre, il implique l’imposition d’un intérêt particulier en tant que général et commun. Le récit sur l’origine constitue souvent un rapport sujet-objet, et donc déjà une certaine scission, en ce qu’il reproduit un ordre hiérarchique. C’est ici qu’apparaît une blessure dans le tissu social, ou bien aussi entre des parties du monde (Nord-Sud, par ex.). Il s’agit d’un différend, dans le sens de Jean-François Lyotard, quand le sens de l’un n’a pas de signification dans le langage de l’autre, alors que celui-ci est dominant. Les modèles binaires dévoilent leur réelle asymétrie symbolique, produisant l’inégalité qui, elle, sous-tend le monde. Au sein de cette asymétrie, l’autre, celui/celle qui est représenté, n’apparaît pas à la première personne. Il est d’ailleurs vrai que l’on parle de l’ »autre » ou du « tiers », ce qui dépendra du type d’analyse que l’on poursuit: en une simple dichotomie sujet/objet, apparaissent l’autre et le même. Mais si nous prenons en compte l’asymétrie de base du rapport comme c’est le cas d’une part chez les psychanalystes, et d’autre part chez nombre de philosophes, tel Jacques Poulain; ou bien si nous considérons le fait qu’il y a toujours un « tiers instruit » par les deux termes, un espace commun les permettant tous deux, comme chez Michel Serres, on peut en effet parler d’un élément tiers. Le différend est une constatation de la part d’une pensée théorique qui oublie le réel, qui a sa propre origine en tache aveugle. En énonçant le différend, même sous la forme du consensus, on en émet une proposition qui le juge, parce que toute proposition ne peut qu’affirmer sa propre vérité. (7) En effet, pour Poulain, deux point de vues qui se confrontent ne sont pas à égalité et ne rencontrent pas de terrain neutre, du fait qu’ils sont enracinés par le langage dans la biographie ou dans l’intérêt vital des locuteurs, présupposant un préalable non-avoué sur le type de rapport de forces dans lequel ils se trouvent. Pour Michel Serres, par contre, le “champ de bataille” qui est l’oublié de la guerre des parties opposées, s’apparente à, ou est, la nature, celle du “contrat naturel”.
L’expérience de cet autre ou tiers en tous cas ne compte pas, n’est pas perçue, et ne correspond pas à
la norme. L’autogestion qui reprend pour son compte l’écart des deux réalités, est en effet un mécanisme supposé raisonnable, rationnel, parfait dans son abstraction « tant » que la pratique concrète n’y intervient pas. Elle est toute entière construite sur le clivage entre la théorie et la pratique qui condamne subrepticement la raison théorique. Il est donné d’avance, dans le savoir qui la concerne, que l’expérience en « gâche »
la théorie. Sa pratique, qui devrait être vécue comme libératrice, est souvent ressentie comme une corvée par tous sauf par ceux qui sont attirés par une participation possible au pouvoir, même local. Autrement dit, l’expérience de vie réelle de l’autre/du tiers n’apparaît pas dans la représentation ou dans le langage, si ce n’est en tant qu’exception pratique qui confirme – et gâche – la règle théorique. L’autre reste cet impensé, ce directement-impensé (cet impensé-direct) et ce qui ne se laisse pas penser sur le mode immédiat, mais seulement de biais. Cette « troisième personne » n’a pas accès à la parole ou, si elle l’a, elle n’est pas entendue, ce qui revient au même. Car, le seul langage qu’on lui propose est dépeuplé, sans corps et sans trace de la vie réelle, un langage où, il n’y aurait pas d’autre et où personne ne s’entendrait parler puisqu’il n’y aurait pas de rapport. Ce langage-là n’a pas de profondeur, il n’est que surface, il ne parle pas de l’expérience vécue ni de la vraie vie, il donne seulement le modèle à suivre. Il ne reconnaît pas non plus de multiplicité ni d’extériorité: il ne reconnaît que le collectif sacrifiant l’individu au nom de
la totalité. Le socialisme n’en est pas l’unique forme, mais l’une d’entre elles seulement. C’est certes l’échec d’une certaine modernité que d’abandonner la raison théorique sous l’assaut de la pratique qui ne la confirmerait pas toujours : mais ce renoncement à la théorie n’est pas une fatalité. Jacques Poulain parle d’ »abandonner le désir d’abandonner » la poursuite de la maîtrise par le jugement corresponsable. (8) Dans la modernité l’universalité peut être mise en oeuvre ou imposée de diverses manières, par plus ou moins de violence, mais elle a toujours une origine qu’il est possible de déceler. (9) Lorsque le fascisme réapparut à l’horizon avec les revendications territoriales et nationales, avec la violence, l’agression et la guerre, les « générations » maintenant adultes, jeunes et moyennes, ne trouvèrent rien, dans leur vécu propre, avec quoi le mettre en rapport, puisqu’elles n’avaient eu droit à aucune expérience directe, mais seulement à une qualité de vie de remplacement et en attente, à une médiation. Le « retour en arrière » dans le recours renouvelé au fascisme n’est qu’apparent : c’est de ne pas avoir compris que le fascisme est une mentalité de tous les temps, qui se développe quand les conditions s’en présentent, qui a fait que l’on a pu se retrouver face-à-face avec lui. C’est dans le fait qu’il n’y eut pas de sujet vivant au présent, et c’est dans cette absence, et non dans la réapparition du fascisme (qui en est l’un des effets seulement), que se situe l’écrasement de la dimension historique. Bien au contraire de ce qu’avaient voulu croire les « parents », cette « génération »-ci n’était pas le moins du monde vaccinée contre le phénomène. Elle était immunisée, en revanche, contre l’entendement de la politique en général, contre
la responsabilité. Nourrie d’ennuyeux rituels pseudo-politiques. Elle avait été conditionnée à être politiquement apathique et sans orientation. C’est donc cette tranche d’âge-là qui fit la guerre, en partie par hasard, comme les masses suivent en titubant. Mais son irresponsabilité systématique, la « nôtre », se transforma du jour au lendemain en la responsabilité concrète et la culpabilité de cette guerre-ci, justement parce que la vérité de l’irresponsabilité, fût-elle voulue ou inculquée, peu-importe, revient à une responsabilité causale véritable et profonde. Cette guerre aurait pu être évitée, mais il aurait fallu pour cela que nous soyons des sujets politiques, et que nous oeuvrions dans ce sens. Il y a des degrés de subjectivation qui s’enchaînent. A partir et à la suite d’un sujet-acteur qui a la possibilité d’agir, s’enchaînent des épi- ou sub-sujets qui n’ont pas nécessairement la latitude de décider, mais peuvent contribuer à une subjectivation collective, ou parfois à la subjectivité autrui.
L’intervention de la violence, soit qu’elle se déchaîne, soit qu’elle est contenue, est ici décisive. Un sujet stable et ayant une chance de longévité (car tôt ou tard tout sujet est remplacé par un autre ou réformé) est probablement celui qui arrivera à maîtriser la violence pour la transformer en créativité. Dans cet univers de subjectivité apparente et de semblant d’expérience, en ce monde de staticité, il est difficile de trouver une raison et un sens pour travailler et agir. L’indifférence reste plus probable, en tant qu’absence de volonté. Cette illusion de vie, de même que la violence, est encore l’une des plus hautes formes du sentiment de réalité que peut atteindre le non-sujet ou le sub-sujet, le sujet contrarié, en essayant de s’objectiviser (d’exprimer ce qu’il ne possède pas, mais ce qu’il souhaiterait avoir), en tentant de sortir de lui-même. Ne pas être sujet, pour ceux qui ont grandi après la Seconde guerre mondiale dans le système de la « génération » des pères, est une sorte d’asujettissement. Ne pas être sujet à partir de et après la dernière guerre balkanique, par contre, est une tout autre forme de disparition de ceux qui n’étaient déjà pas de véritables sujets, puisque objets et remplaçants des fondateurs de la période précédente. Une partie de la « génération » fera la guerre, en nationalistes. Une autre partie disparaîtra de l’espace public. Cette deuxième manière de ne pas être sujet est bien plus radicale et troublante, car elle élimine le nom et l’identité. Etre « yougoslave » change de signification, il n’est plus possible de s’en revendiquer. Il y a eu usurpation d’identité et de nom, et le nom de l’ensemble a été réduit à une partie seulement de ce que fut le pays: ainsi la violence de la guerre – les parties du territoire sacrifiées par l’usurpateur au nom de la totalité perdue, est exactement ce qui n’est pas dit dans le langage. Ce qui est caché dans l’extension du même nom à un référent plus petit, c’est bien la violence réelle qui le transforme.
La guerre est un cas extrême de la constitution et de la définition d’un sujet, puisque celle-ci implique, dans le sens classique, une certaine violence. Le sujet est également toujours un processus politique, même quand il n’est pas à proprement parler un sujet politique, puisqu’il s’agit d’emblée d’un rapport. A l’issue de cette guerre-ci en plusieurs épisodes, de nouveaux sujets politiques apparaissent: les nations, les diverses communautés religieuses ou autres, les « ethnies ». Il est fort à parier que ce ne seront à nouveau que des pseudo- ou sub-sujets, du moins tant qu’une résistance intérieure à la manipulation et aux différents fondamentalismes ne les traversera pas. La tribu est réapparue dans cette régression nationaliste vers le lieu parental, le lieu d’origine, et dans l’identification avec la figure paternelle nationale. Il s’agit de tribus nouvelles, basées sur un clientélisme politiquo-religieux (de fonctionnement religieux, mais non déterminé par la croyance). De nouvelles cartes de la région firent leur apparition. De même que l’Europe se définit, encore, par ces guerres réelles ou potentielles et ces effondrements à ses frontières (Yougoslavie, USSR; Tchétchénie, Afghanistan) et ne se fait sujet qu’à travers elles et par ses propres ingérences et positionnements par rapport à elles, les nouveaux sujets politiques dans les anciens pays de l’Est se cristallisent par les conflits en cours. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas forcément des sujets bien définis au début du processus, mais peuvent le devenir en cours de route. La tribu n’est pas une fatalité du socialisme, elle est une possibilité et une menace constante de relaps existant partout à tout moment et rappelant à la modernité ses bases fragiles. Mais l’unité de la tribu (et l’unité sans doute plus que la tribu elle-même) peut rester durablement une nostalgie des configurations ultérieures quand celles-ci sont ébranlées et n’ont pas le courage d’assumer un univers en constante transformation et incluant le risque. Que l’Europe se constitue par une atomisation en Etats et nations ethniques au lieu de civiques alors qu’elle entreprend elle même une trans-nationalisation, n’est qu’une contradiction apparente. L’Est, comme les Balkans, représente son inconscient, ou son miroir, et sans doute sa vérité: ils sont les sub-sujets de l’Europe sujet, elle même asujettie. Mais celle-ci n’a pas su être sujet au moment où il l’aurait fallu – dès 1989 au plus tard – par rapport à l’Europe de l’Est, en plus des Balkans. Elle n’a pas su planifier sa constitution, son devenir-sujet politique à long terme, par inclusion. Elle l’a très clairement fait par exclusion. Dès la chute du Mur de Berlin, l’Europe s’est précipitée dans ses divers protectionnismes, fermetures de frontières, luttes contre l’immigration du Sud et de l’Est, dans son libéralisme sécuritaire, dans un renforcement des pratiques policières. Si elle est, cependant, corresponsable des guerres qui lui reviennent en boomerang par l’effet du refoulement, elle n’en est pas pour autant coupable: ce sont bien les populations locales elles-mêmes, avec leur classe politique dans l’ensemble irrécupérable, qui en sont coupables.
Il aurait fallu comprendre que la transition ne peut pas se faire rapidement, que ce serait un processus lent, patient et progressif. Et surtout, il aurait fallu comprendre que le mur s’était effondré des deux côtés de l’Europe, et que des transitions convergentes auraient dû être imaginées. Il y a un moment où il est trop tard pour les bonnes solutions. Si nous ne comprenons pas que les guerres en cours sont des guerres européennes, il risque d’y en avoir d’autres un peu plus loin à l’occasion d’autres tours de vis de la construction européenne: dans certains pays de l’ancienne Union Soviétique. Incapable d’agir, l’Europe a accepté
la tutelle. Mais il n’est bon pour personne que son sale boulot soit fait comme il l’est, et par qui il l’est. Dans le cas idéal qui malheureusement n’est pas le nôtre, une initiative des pays riverains d’abord, de l’Europe le cas échéant, aurait été préférable. Une initiative des Nations Unies. S’il faut arrêter les purifications ethniques en cours dans les Balkans, le problème du sujet de celui qui le fera est loin d’être bien posé. Il faudrait un sujet politique qui soit bien légitimé à le faire. L’OTAN ne l’est pas, et même l’Europe construite sur l’exclusion plutôt que sur l’inclusion ne le serait pas suffisamment. Exclusive, elle ne serait que punitive et vengeresse, mais pas constructive. La légitimation par la réthorique moralisante est très insuffisante. Mais ce qui inquiète beaucoup plus que ce côté « esthétique », c’est la crainte qu’un sujet qui n’est pas bien légitimé à le faire le fera mal et imparfaitement. Le partage du Kosovo est à craindre, car outre qu’il permet le « ‘nettoyage’ ‘ethnique’ », il assurerait la guerre à (re)venir.
Il ne faut sous-estimer ni le poids du symbolique ni la création de sens qui façonnent à leur manière ce processus. Ainsi, la violence réelle est employée contre de la violence crainte, anticipée par la narration, ou imaginaire. Symboliquement, elle a le devoir de justifier « notre » violence, qui n’est jamais interprétée que comme défensive – contre « eux » – et de lui donner un sens. Ce n’est pas par hasard si, tout au début de la guerre yougoslave, on a pu entendre un écrivain nationaliste dire qu’il fallait « donner un sens à la guerre ». Les groupes féministes sur place n’arrêtent pas de répéter, pour leur part, qu’il faut redonner un sens à la paix. Ce pourrait être la leçon générale de l’effondrement de la Yougoslavie et de la parallèle et simultanée construction de l’Europe. Rien n’est jamais acquis par l’histoire une fois pour toutes, et si l’effet boomerang se manifeste de manière inéluctable, cette constatation n’autorise aucunement de conclure au fatalisme ou à la prédétermination. L’autre genre, modèle d’une différence insurmontable
Cette guerre est sexuée comme toute guerre, ou peut-être plus, car c’est aussi une guerre pour la réstauration du patriarcat, pour l’élimination de tout « corps étranger ». « Le nazisme serbe, écrit Radomir Konstantinovi_, est possible comme tout autre nazisme. Il n’est pas l’oeuvre d’”étrangers” ou, comme on le dit d’habitude, d’une dénaturation (odrodjavanje): s’il est véritablement aliénation, il l’est en tant que dénaturation (aliénation) de la lignée déifiée, en tant que cette infidélité (en pratique) à la lignée au travers de la fidélité la plus absolue à elle… » (op. cit., p. 373). Le corps maternel, mémoire du Sud, est, dans les nostalgies post-factum, celui de la Yougoslavie perdue, espace utopique (et donc de nulle-part), de la nation ratée par souci d’équilibre entre les nationalistes, par l’inefficacité de ses propositions de mythes de fondation sur un sens absolument rationnel, définitif et sans faille, du socialisme fraternel. C’est le corps de la mère-patrie (ses membra disjecta sont partagés entre les nouveaux Etats-nations en formation par la matrie), qui symboliquement se déchire. Il s’agit des mécanismes de reconnaissance ou non d’une continuité, par l’usurpation ou le rejet du nom. L’ennemi sera désormais celui qui ne sait pas défendre ses femmes et ses frontières. La redéfinition des frontières est dans le même temps la reconstitution de la différence sexuelle, nécessaire au maintien de toute idée de pureté et donc aussi de pureté ethnique, de multi-culturalisme etc. La différence est creusée, créée, à tous les niveaux, y compris dans la langue, là ou il n’y en avait pas.
Voilà une application possible, mais non nécessaire de la différence et de son concept. « Vive la différence » disions-nous dès soixante-huit alors même que l’apartheid célébrait ce slogan. Nous n’avions pas encore compris que la différence en elle-même ne voulait rien dire, qu’elle n’avait pas de valeur, et qu’elle ne deviendrait un concept utilisable qu’une fois articulé sur le fond d’un universel non-impérialiste, et travaillé à tout les niveaux de sa flexion par le temps. Il a fallu par la suite être confronté avec la différence de la différence, rendue apparente par les nouveaux communautarismes, les nationalismes fascisants, les fondamentalismes post-coloniaux, surtout depuis l’effondrement du mur, et depuis les tribulations du post-modernisme. Il a fallu comprendre que toutes les différences ne peuvent pas se valoir, et que le multi-culturalisme n’est pas une solution dès lors qu’il oblige les individus à choisir un camp et qu’il impose un champ divisé. Les bantoustans sont aussi un exemple du multi-culturalisme, après tout. Lorsque l’Etat, avec la société yougoslave en devenir, rendit l’âme, par un manque de transmission d’informations horizontale et verticale, donc par manque d’intégration, et à force de violence, les communautés (dites, trop rapidement, ethniques) prirent vite le dessus et y contribuèrent, tout en se constituant elles-mêmes en sujet. Une communauté se construit sur le modèle patriarcal et monothéiste autour d’une figure de père-fondateur, à laquelle les individus sacrifient leur individualité. Ils sont récompensés de leur « sacrifice » personnel par l’accès à l’universel, et donc « sacrifiant » à soi-mêmes. La religion, prise en modèle, n’y est que prétexte, elle n’y défend pas l’accès à la transcendance mystique ou spirituelle. C’est en la « tribu » (la communauté nationale etc) que l’on se donne un dieu, et il ne s’agit de religion que dans la mesure où dieu figure pour la tribu en tant qu’instrument d’intégration ou, mieux,
comme principe intégrant. Le modèle étant masculin, les hommes qui choisissent d’y adhérer peuvent opérer une identification immédiate. Pour les femmes qui s’y joignent, le processus est plus compliqué. Pour elles, l’identification, puisqu’elle doit avoir lieu avec l’autre sexe, celui qui est le pôle de l’attraction et de la confirmation sociale, est par définition ratée. Elles sont donc des nationalistes moins fiables. Ainsi pour les femmes et paradoxalement, c’est l’identification avec l’autre (dans l’adhésion au modèle paternel) de la socialisation et éventuellement du sentiment national. C’est une anomalie, comparée à la condition de l’homme qui, pour embrasser les idéaux nationalistes, reste dans le modèle du même et dans le rejet de l’autre. Il confirme par là simplement la communauté proposée qui est, dans le cas idéal, masculine, ce qui est historiquement acquis, symboliquement facilité, techniquement « normal » et normatif. Le nationalisme, en tout cas celui de la fin de la guerre froide en Europe, est non seulement le refus de l’autre ethnie, nation ou groupe linguistique, mais également et fondamentalement, l’exclusion du féminin. L’idéal nationaliste, fondamentaliste et communautaire dans toute sa pureté, c’est de ne pas avoir à passer par l’autre sexe, peuple, nation voisine etc. pour tracer son origine. C’est celui de naître par soi-même et en isolement complet. C’est un autisme historico-social, en même temps qu’une régression, psychologiquement parlant, à l’instance parentale. Le nationalisme fait passer des messages verticaux de commandement, mais point de messages d’échange dans toutes les autres directions, si ce n’est par la violence à prétention de domination des peuples ou pays adjacents, des autres groupes linguistiques. Ce qui a, entre-autre, condamné la société précédente seulement à demi-modernisée et à moitié urbanisée, c’est sa propre complicité avec le machisme, le patriarcat ambiant, qui, n’ayant jamais été éradiqués, ont présenté une opportunité inespérée pour l’implantation du nationalisme. On pourrait même parler de complicité des élites non-nationalistes avec les nationalistes sur ce point fondamental. La responsabilité du socialisme et, parlant du point de vue de l’histoire des idées, la responsabilité de toutes les gauches, au pouvoir ou non, est incalculable dans cette affaire. C’est de ne pas avoir compris que l’inégalité et l’injustice dont souffrent les femmes dans toutes les sociétés connues, loin d’être une discrimination parmi d’autres, est à la base de toutes les autres discriminations, et est constitutive du système. Elle leur sert en quelque sorte de modèle, du fat du consensus général en vigueur à son sujet, et qui permet qu’elle soit utilisée comme une analogie donnant droit aux autres discriminations qui reposent sur elle. Elle est radicale, historiquement non localisable, et précède structuralement (sinon temporellement) les autres. Elle a aussi et surtout un effet symbolique de premier ordre : elle est prise en modèle, en tant que consensus, pour justifier ou légitimer tous les autres types de discrimination. Il y a, à son égard, un consensus acquis de proportion mondiale. La dénoncer signifie contribuer à l’éradication des autres discriminations qui reposent également sur elle. Chaque élément du discours politique est généralement séxué; chaque expression et chaque concept reçoit en principe une valeur sexuelle avec une nette préférence pour les attributs mâles plutôt que féminins. Les hommes sont des frères, ils sont les braves soldats qui défendent leur patrie, leur territoire, leur frontières, et aussi leurs femmes qui sont souvent identifiées à celles-là. Le héro national était et est devenu plus encore un homme. Les femmes ne sont que les mères de fils et de soldats inconnus, et ceux-ci n’ont de père que mythique, contre une mère réelle, symboliquement receveuse, aux nom de toutes les mères, de décorations étatiques. Les hommes se sacrifiant pour la nation (quelle qu’elle soit) représentent l’exemple idéal du type national. Le père de la nation, le vrai Sujet, se donne un monde, alors que les humains peuvent se faire sujet(s) dans la mesure où ils arrivent à s’investir dans son modèle. Par exemple, les frères, réfugiés sous l’égide du père dans la sécurité de l’universel. Les frères sont égaux entre eux et soumis au Père, qu’ils peuvent éventuellement arriver à contester ou à renverser d’après le mythe occidental. Et il s’agit bien de mythe et pas d’histoire, car l’esprit de la communauté, de la tribu et du clocher en question, est anti-historique. S’ils y arrivent, ils se partageront le gâteau, mais ils ne sont pas prêts à le partager avec leurs soeurs. Celles-ci restent des mineures. Ce qui est rejeté (avec les femmes), c’est le mélange, pour donner place à l’uniformité et à l’origine dans et par le même.
Naître par le père ou de soi-même
L’uniformité requise par l’adhésion sans exception au groupe (par exemple, dans la formule « fraternité et unité »), à la communauté, à la tribu, veut dire aussi la non-reconnaissance du temps. Dans l’immobilité de la création (à partir) du même, aucun changement n’est toléré. L’idéal de la nation, une idée toute masculine (dans le sens de faux universel), est mise en forme en tant que figure de femme: la nation, l’effigie féminine à une idée en tout cas non féminine. La femme est l’incarnation de la nation, ou la nation est « féminine » précisément par ce que les femmes ne lui appartiennent pas vraiment, mais seulement par procuration. Comme elle n’appartient pas véritablement à la nation, centre d’homogénéisation et source de pouvoir, ailleurs la femme n’appartient pas vraiment à la caste non plus. Tous les rites d’initiation (au pouvoir partagé) l’ignorent, et la femme est toujours, d’après l’échelle qui lui est propre, de la plus basse caste socialement fréquentable. Elle a accès à la caste par le père ou par le mari, comme elle a principalement accès à la classe ou à la nation par l’intermédiaire de l’homme. Dans l’exemple qui est le nôtre, il y a au moins une continuité fondamentale entre le socialisme et les nouvelles ethnocracies nationalistes enterinées par cette dernière guerre balkanique, et c’est bien le patriarcat re-confirmé. Il s’agit d’un patriarcat particulièrement dur, de type méridional, soutenu et partagé par les femmes elles-mêmes. Le patriarcat, bien sûr, ne concerne pas seulement les femmes et leur statut, mais concerne toutes les mises en oeuvre et les symbolisations des hiérarchies sociales. Le consensus sur ce plan, nécessaire pour la continuité, préexiste, il est sans faille. C’est pourquoi les femmes n’ont pas plus à attendre de leurs frères que de leur père symbolique. Certes, l’asymétrie symbolique des sexes n’est pas la même chose que le patriarcat ambiant, mais elle la sous-tend. Dans le nationalisme, il s’agit, dans le mépris du temps, tout comme dans le socialisme bien qu’en celui-ci il ne fut pas question de la nation, de jouir à crédit de la nation donnée toute faite. C’est une jouissance de remplacement. Le nationalisme est ainsi une « économie psychologique » de fonctionnement capitaliste. La nation serait un a priori plutôt qu’un processus de subjectivation, et serait en dehors du temps, même conditionnel. Donnée à l’avance, la nation serait une forme de pseudo-rationalité décrétée, un mythe redoré en fonction de la communauté ou de
la tribu. La subjectivation, elle (par exemple dans le devenir-nation), est toujours un processus violent. C’est celui de la soumission à soi du monde, ou de l’objet sacrifié, en tant que victime d’autrui, sauvegardé dans l’univers de l’autre comme sujet. Le récit de l’origine, qui renoue avec le mythe, la nature (le droit naturel), l’irrationnel, joue un rôle fondateur. Dans cette narration l’on ne fait plus aujourd’hui nécessairement appel à l’universel, comme c’était le cas dans la modernité, ou bien celui-ci peut apparaître comme d’emblée fragmenté: « notre » démocratie, « notre » culture. Un certain passé fictif et reconstruit y passe pour du futur certain et promis, c’est-à-dire pour l’idéal à poursuivre.
En anticipation involontaire sur les événements de 1991-2000 et surtout du volet kosovar de la guerre yougoslave, Radomir Konstantinovi_ écrivait: « En devenant la source et la forme du super-ego tribal, une super-réalité irrationnelle-mystique, tout mythe, indépendamment de son contenu rationnel (et par conséquent, le mythe du Kosovo aussi) devient la source et la forme du mal, s’aliénant de lui-même par sa propre absolutisation » (op. cit., p. 375). Le mythe a été ressassé, inlassablement répété et réécrit, jusqu’à créer une nouvelle réalité. En serbo-croate, « novo-komponovano » s’applique à tout, de la musique aux mythes de refondation historique, où la « tradition », la « tribu », la « nature », l’ »origine », la « vérité » ne relèvent que de la fiction créatrice d’une nouvelle identité (nationale etc) et nullement de l’histoire vécue. Le terme de « novo-komponovano » (voulant dire « nouvellement composé ») décrit bien cette tendance et s’applique à l’origine aux composition musicales récentes, très kitsch, mimant les chants populaires, prétendant à l’authenticité. Ces chansons « nouvellement composées » qui ne sont qu’une simulation appauvrie, écoeurante, de la musique populaire traditionnelle, ont tendance à effacer, à remplacer la tradition par du pseudo grossier, produit dans un milieu quasi-urbain de ce demi-monde qui n’appartient plus aux campagnes et pas encore à
la ville. Le style du « nouvellement-composé » se réclame tout le temps de l’histoire et de
la tradition. Mais l’histoire, elle, n’a justement pas besoin de la « tradition ». La « tradition » à laquelle on fait appel dans le nationalisme « nouvellement-composé » est nécessairement faussée, ce qui est à reconsidérer en rapport avec le temps. Autrement dit, les tribus recréées par le nationalisme n’ont rien à voir avec les tribus d’antan: elles reposent sur l’oubli probable de la tradition au profit de la « tradition ».
Le rôle du père de la nation et du peuple (termes, ces deux derniers, dont les significations – mais sans le concept de citoyenneté et d’individualité – se rejoignent dans le terme serbocroate de narod, peuple, « ce qui naît après »), est le même que celui de Dieu-le-père dans le monothéisme. Il donne la nation en anticipation (en une effigie féminine mais bien morte) comme un crédit dont jouir indépendemment de l’escompte qu’il faudra payer un jour. Il devient la fonction de la communauté qui s’investit en son image, et la fonction des intérêts de cette communauté. Il assure le maintient de l’esprit collectif ainsi qu’éventuellement un semblant d’universel en tant que son but. Cet « universel » est faux sinon inexistant dans le cas des nationalistes post-modernes, car abstrait et intolérant envers toutes les particularités qu’il serait censé accomoder. L’universel est un recours, et une forme de tutelle, de tutorat permanent. C’est dans l’inflation de l’usage du terme narod (peuple) à la place du sujet, en tant que pseudo-sujet, que l’on voit de façon immédiate le lien entre le nationalisme et le patriarcat. Radomir Konstantinovi_ écrit à propos du rôle de l’universel dans ce contexte : « Le but suprême de la philosophie de bourg (…) est l’Universel lui-même qui est non-empirique, sur-empirique, et sur-factuel, qui est, en fait, symbolique. Il s’agit d’un universel qui n’est pas touché par le réalisme naïf et que donc celui-ci ‘comprend’ seulement. L’essence de l’activité de l’esprit de bourg est l’essence de la symbolisation, de l’universalisation, l’essence d’une attitude anti-empirique, anti-factuelle et anti-matérielle ». (10) S’il est jamais question d’individualisme, au niveau de l’homogénéisation organique de la communauté nationale autour de la figure charismatique du père, transcendant toutes les différences y compris celles de classe ou de sexe, il ne peut s’agir que d’un « individualisme » pré-subjectif. Dans ces conditions, le rapport au père-de-la-nation, à l’idée de la nation, est un rapport religieux, et il apparaît comme explicitement moral: c’est justement là qu’il ne peut alors être réfléchi. C’est ainsi également que le groupe constitué autour de la figure du père (ou de n’importe quelle instance « supérieure ») ne peut jamais être une société, mais tout au plus une communauté. (11) La religion apparaît comme modèle d’agrégation, mais elle est également invoquée en tant que « tradition ». Elle est sensée représenter l’unité, la communauté (plus ou moins tribale, mais d’une « tribu » reconstituée) du groupe en question. Même si la foi ne compte plus dans le nationalisme et n’y est plus, normalement, la base d’un universalisme (comme autrefois dans la chrétienté, le bouddhisme etc), l’idée de la nation reprend la continuité de la religion, qui risque d’être perdue avec la sécularisation moderne. Cette continuité relève de l’imaginaire formulé dans le récit. Il projette un espace, et surtout un temps narratif où une continuité imaginaire et quasi religieuse est le seul lien entre le passé (l’ancienneté de « notre » nation) et le présent, pour ensuite justifier le futur et légitimer le projet politique.(12) « Religieuse », elle l’est dans sa structure verticale reposant sur du « sacré », c’est à dire sur un a priori qui ne peut pas être mis en doute. La continuité ainsi inventée, de même que le racisme moderne qui en découle en principe, pourraient bien être plus apparentés au concept de « pureté rituelle » existant dans le système des castes ou dans les sociétés traditionnelles. La logique de la « pureté » ou de la « souillure », sous cet angle-là, est plus récente et plus proche de la logique du nationalisme que de celle de l’ancienne unité garantie par une langue sacrée – une révélation – légitimant la communauté (qui ne se sait pas encore comme telle) dans la totalité par un texte-origine. La « pureté » ritualisée sert à contenir la violence par l’inscription dans le corps social, entre autre, de l’inégalité des sexes.
Dans la collectivité communautaire, la subjectivation n’est pas encouragée, même si elle ne l’est pas de manières différentes pour les deux sexes. Le pré-subjectif dont il est ici question, et donc le pré-social, précèdent également le niveau du symbolique, ou bien y apparaissent en porte-à-faux. Les « frères » (la tribu, la communauté, ou la nationalité en mal d’Etat) ne sont forts et efficaces qu’unis contre toute concurrence. Ils sont les noch nicht geborene de Klaus Theweleit (13), agressifs « parce que » sur
la défensive. Ils sont proches de la « fureur » de De Martino, désubjectivation ou abdication du sujet, comme elle est élaborée par Clara Gallini dans « La violenza e il sacro, Ovvero: Il passo indietro del torero. » (14) N’ayant pas de structure intérieure propre, ils sont obligés de se construire une armure de fausse subjectivité de l’extérieur, par l’agression. Cette agressivité confond, en effet, le féminin et le national/l’ethnique, ou bien elle donne à ce dernier une dimension en premier lieu sexuée. Il s’agit d’éliminer le féminin (c’est à dire l’autre et l’origine dans l’autre, l’étranger tout court) de soi, ainsi que le juif, les autres nations etc. Le féminin n’y figure qu’en tant que ce que Julia Kristeva appelle le sémiotique, c’est à dire ce qui est éliminé par avance en même temps que cette élimination est dissimulée.(15) Dans le rapport sujet-objet, la femme n’apparaît même pas comme objet ou destinataire d’un acte, d’un discours, comme le montre l’exemple des viols de guerre mentionnés ci-dessous.
Le cauchemar linguistique
L’invocation constante de la différence par les seigneurs de la guerre n’est que la manifestation d’un rejet des différences. Le recours à la différence propre implique en principe (et pas nécessairement en pratique) la reconnaissance de celle autrui, qu’elle soit à détruire ou à cultiver. Mais cet appel est ambigu, quand il est impératif. Son langage est mortifère lorsqu’il véhicule l’intention d’élimination de l’autre/du tiers, c’est à dire lorsqu’il prétend simplement que la différence est insurmontable et fondamentale (ontologique), au lieu de construire, avec la différence, de la convivialité, de la vie et du sens. Le langage qui fige la différence est une langue de bois policée, qui prétend pouvoir tout définir, épuiser le sens et légiférer sur lui, posséder la vérité, prescrire la signification unique. Il impose des modèles, des idéaux, une communauté linguistique et idéologique. Cette standardisation-là de la langue nationale, étatique, est l’horizon clos de l’autisme (de la schizophrénie) national. La différence qui y est affirmée est toujours banale et sans surprise, mais prétendue sainte, de même qu’est sacré le langage qui
la dit. De schizophasie, elle devient bientôt aphasie, puisque le lien du sens est rapidement perdu. Car il y a contradiction entre vouloir sa langue obligatoirement universelle, porteuse de la vérité unique, et la vouloir encore signifiante. C’est comme si elle devait à la fois strictement et sans exception se limiter à « notre » tribu, à un usage interne - codifié et secret – sacré, mais en même temps valoir pour la communication extérieure. Au nom de l’idéal (national), donc d’un but imposé et à atteindre, on s’efforce de donner un langage, d’avance, à ce qui n’est pas encore, pour lui prêter corps. On n’échappe pas à la énième réforme étatique, nationale, de la langue, qui a pour objectif de transformer
la société. Ainsi l’interdiction, la disparition du mot « ouvrier » (radnik) dans la langue croate officielle depuis l’indépendance de la Croatie a pour but d’éradiquer le précédent système en vigueur où, effectivement, le terme d’ »ouvrier » était généralisé pour tout type de travail et perdait donc son sens. Mais il a également celui d’effacer toute mémoire portant sur lui, puisque des néologismes grammaticalement possibles mais maladroits, que l’on pourrait traduire par « acteur » (djelatnik), par un terme inusité pour dire « employé » (zaposlenik), ou par « receveur de travail » (posloprimac, par opposition à « donneur de travail », poslodavac) vinrent désigner le nouveau concept et définir son contexte social et politique. Cette nouvelle utilisation de termes antérieurement inusités même si morphologiquement viables, maladroits dans leur sémantique assignée, est paradoxale, puisque le nationalisme se forge par ailleurs une généalogie à l’envers dans la présumée antiquité de l’histoire de la langue et dans la langue elle-même. Les policiers de la langue imposent en général ce qu’ils croient ou prétendent être les normes d’un âge d’or linguistique qui tient lieu de modèle. Celui-ci relève d’un imaginaire défaillant et ne peut jamais être atteint. En alternative ou en même temps, ils concoctent un langage qui émanerait du peuple, et serait « naturel » autant que celui-ci, autant aussi que la culture « du peuple » (narod), une culture supposée organique. Le résultat en est la perte du sens et l’artificialité de
la langue. Le sens s’épuise dans le sens-unique. Cette différence-là (absolue) ne respecte ni le temps, ni l’espace, ni aucune dimension du concret. Elle est la main-mise sur
la réalité. La langue codifiée « du peuple » empêche le sujet de se constituer par et dans la langue. « Dès que j’écris ‘je’… l »autre’ commence à exister », écrit le poète José Ángel Valente. (16) Non pas l’autre faisant partie exclusive de la communauté, du peuple, mais l’autre multiple, celui de l’échange et de l’origine mixte. Radomir Konstantinovi_, dans un livre capital, écrit à ce propos: « L’injonction de connaître la propre langue apparaît ici comme le commandement de la connaissance de la propre tribu, où ce savoir n’est qu’une sorte de musée (de la lignée) dans lequel c’est la constante preuve de soi-même qui fournit la joie, par la découverte de ce qui est déjà connu, preuve de sa propre existence de par cet enchantement qui accompagne toute reconnaissance de ce que l’on savait déjà et qui, de cette manière, se confirme en soi-même en tant qu’indestructible, éternel et pré-parental. » (17)
La différence elle même n’est jamais exhaustivement définissable, elle n’est pas fixée. Elle se déplace, se différencie elle-même. Elle inter-agit avec d’autres différences du même statut. Dès qu’on la fige, elle devient modèle policier, et se transforme en son opposé.
Il est vrai que le préfixe ambigu de “yougo-“ était également devenu trop diffusé et imposé en tant qu’autolégitimation politique, pour pouvoir garder un seul sens. Il contribuait, avec d’autres, depuis son omniprésence dans la Yougoslavie fédérale jusque dans ses changements sémantiques dès 1991, puis dans sa disparition des républiques ne revendiquant pas cette ascendance, à l’évacuation de tout sens au langage. Il a été remplacé, dans les nouveaux Etats, par les préfixes Croatia-, Srbo-, Bosna-, et autres. Les significations changeantes de mots chargés de (dé)légitimation politique, dans le langage officiel de la négation (ou bien de la « réalité » officielle) ont également une existence clandestine. Ils prétendent décrire certains faits, alors qu’ils dissimulent en même temps le véritable événement, et qu’ils établissent ou créent d’autres réalités. Pour ceci, ils peuvent puiser dans la nouvelle mythologie en cours de refondation, dans un but politique ou un autre. Le langage officiel peut faire changer de registre à un mythe et le transformer en fait par un acte linguistique performatif. Le stéréotype est constamment reconstitué. Un terme trop souvent invoqué et banalisé en toute occasion comme couverture légitimante, acquiert un usage flou, et perd finalement toute acuité sémantique. Pour ce faire, il développe d’abord un sens ironique : tout est « yougo- », donc « yougo- » n’est rien. Le nom de l’Etat est tellement fréquent qu’il neutralise sa signification voulue et imposée. Il ne garde que celle qui est involontaire et homonyme, celle du sud, restée libre, car non politique, car balnéaire. Il en va de même de la langue de bois officielle. Les mots produisent des sens opposés, dépendants du contexte ainsi que du locuteur.(18) Officiellement, du temps de la Yougoslavie, « yougo- » est chargé de valeur positive. Officieusement, tout ce qui est « yougo- » est ou peut être objet de dérision. « Yougo- » s’oppose alors au « monde entier » (cijeli svijet), concept, ce dernier, qui valorise l’étranger au modèle plus ou moins inconsciemment occidental. Le « monde entier » n’a paradoxalement jamais dénoté l’Europe de l’Est ou le Tiers monde, car les modèles à suivre n’étaient pas vraiment de ce côté là, en dépit de la politique plus ou moins officielle.
Au moment du démantèlement douloureux, violent et par étapes, de la Yougoslavie depuis 1991, le terme de “yougo“ (ainsi que le nom de Yougoslavie) se charge de valeurs négatives pour le moins dans les régions agressées, et change de champ sémantique. Cela aura été facilité par le peu de considération attribuée à tout ce qui est propre. Un partage des significations se produit dans la langue, qui est également un partage des langues. Le serbocroate (la langue parlée par le plus grand nombre d’habitants) se décompose politiquement ainsi: les langues croate, serbe, puis bosniaque et bientôt monténégrine, et il n’y a aucune raison particulière à ce que le processus s’arrête là : il y aura autant de langues officielles que de nouveaux Etats avec quelques revendications en plus. Il s’agit linguistiquement d’une même langue avec des variantes de standardisation différentes. « Yougoslavie » et « yougo- » deviennent des termes chargés de négativité et donc tabou chez les ennemis et victimes des nationalistes serbes (en particuliers les Croates, les Bosniaques, les Albanais kosovars), et ils sont rapidement remplacés par les dénominations des nouveaux Etats en devenir. Dans les républiques occidentales, être taxé de « yougo-nostalgique » devient une dénonciation politique grave et dangereuse. Cette étiquette est toujours attribuée par d’autres, proches du nouveau régime ou du nouveau sentiment collectif en vigueur. L’appellation elle-même suffit parfois pour perdre la personne à laquelle elle est collée, car celle-ci, justement, n’a pas de voix, réduite au silence qu’elle est par la délation, par l’intimidation et la chasse aux sorcières. On se délecte même de l’usurpation du nom que quant à soi l’on rejette à grand cris avec indignation, et l’on soutient qu’il n’y a de continuité qu’entre les deux Yougoslavie afin de commencer soi-même à zéro, en tant que nation « immaculée » née hors rapport et en aucun cas d’une autre. Cette continuité entre la dernière « Yougoslavie » tronquée et la précédente, fédérale, mais non entre celle-ci et les autres républiques est reprise par les anti-communistes et par les conformistes. On a recours alors à des subterfuges plus ou moins injurieux pour désigner ce qui autre-fois était appelé Yougoslavie, nom devenu imprononçable. Tout au plus peut on dire « ancienne Yougoslavie », et mieux vaudrait ne pas du tout se référer à cette période-là. D’autres expressions pour le pays autrefois commun, régulièrement surchargées de sens négatif, sont (en Croatie) « l’époque des ténèbres » (vrijeme mra_njaštva), « la pensée unique » (jednoumlje),
la « Serboslavie » (Srboslavija) etc. (Le mécanisme est le même ailleurs, même si les termes visés ne sont pas toujours identiques.) Il n’y a plus à disposition de manière ou de terme neutres pour se référer à une partie de l’histoire ou de sa propre vie. Le langage oblige le locuteur à choisir son camp. S’il n’est pas suffisamment décidé à choisir le « nôtre », il sera repoussé vers l’ »ennemi » et taxé de Yougoslave, de yougo-nostalgique, de « tchetnik » etc. Dans l’autre camp, il sera dénoncé comme « oustacha », etc. Les appellations péjoratives et extrêmement dénigrantes adressées aux musulmans ou simplement aux Bosniaques ont été les mêmes du côté serbe et du côté croate. Avec l’opportunité politique, ces taxations on grandement varié ces dernières années. Qui n’est pas avec nous est contre nous. Il est frappant de voir combien cela ressemble aux expressions de mépris contre les musulmans de la part des intégristes hindous. Auprès des nationalistes serbes, par contre, Yougo- est réduit à la signification d’une Grande Serbie, objectif moyennement atteint par la dernière guerre, mais qui reste un projet politique pour les partisans de la politique d’agression, toléré par la communauté internationale; le préfixe de serbo- lui est parfois substitué car plus explicite. La confusion vient du fait que le même mot de « Yougoslavie » veut dire beaucoup de choses différentes, mais surtout deux. Pour simplifier: il a désigné un projet de convivialité des différences et de fédération qui reste tout à fait respectable et n’a lui-même pas été vraiment compromis, même s’il n’a plus aucune chance politique réelle. D’autre part, le terme a désigné le projet nationaliste serbe, et cette signification a déteint sur l’autre de manière à le rendre, surtout depuis les déportations massives et la « ‘purification’ ‘ethnique’ » au Kosovo, inutilisable.
Ces changements de sens gagnent non seulement des mots isolés mais le langage entier, et en premier lieu son champ sémantique. Mais la politique linguistique dictée par les Etats ainsi que par les télévisions, par les académies, par les purificateurs de la langue (19), apporte souvent beaucoup d’autres éléments qui visent surtout la séparation d’une langue autrefois une, et qui ne connaissait de différences que stylistiques. Ce sevrage politique des langues est d’autant plus réussi qu’il devance les nouvelles indépendances dans le temps. La décomposition politique du champs sémantique, elle, tout en apportant beaucoup de confusion, transmet la peur et le danger par le langage. Il devient nuisible, indésirable et parfois dangereux de s’exprimer d’une certaine manière. Ainsi de possibles sujets parlants, de possibles locuteurs, existant en réalité, sont éliminés du champs politique du langage ou ne peuvent être entendus. Respecter et même courir au devant des nouvelles standardisations du langage (croate, serbe, bosniaque ou autre) devient source de sécurité, garantie de rectitude, expression de loyauté nationale, ethnique et étatique, garant d’homogénéisation, signe de pureté. Non seulement ce que l’on dit, mais également comment on le dit, devient politiquement taxable, à commencer par la dénomination de la langue elle-même. La langue est réformée, pour mieux pouvoir s’approprier
la réalité. Réalité que, d’ailleurs, elle refonde ou falsifie. Des personnes qui auraient de la famille « de l’autre côté » ou qui par malheur seraient du mauvais groupe sanguin pourraient se « purifier » par le langage et par une affirmation excessive, et surtout avant que l’on ne les interpelle, de tel ou tel choix national. Un sujet qui ne réclame pas de territoires n’est pas entendu. Le malheur le frappe par l’impossibilité même de donner sens à sa douleur, par l’irrecevabilité de son point de vue. La violence (linguistique) qui fait partie de la violence étatique en devenir comprend sa propre indicibilité. Il y a élimination de ceux qui (pour diverses raisons) résistent à se faire imposer un champs culturel restreint, de ceux qui refusent le partage et qui rejettent la possibilité de s’assigner une nouvelle nationalité ou un groupe ethnique, en plus de la violence bien visible contre les minorités; mais il y a en même temps comme une interdiction de le dire, de percevoir et de constater ce mécanisme. Toute affirmation de l’obligation massive à une identité ethnique ou nationale est également impratiquable, puisqu’elle condamne l’individu qui se plaindrait au camp de l’ »ennemi ». Le mécanisme de défense est démonté à l’avance par la machine infernale de la purification intellectuelle, ethnique, idéologique, sexuelle et autre en cours. La répression est aussi faite de cette fiction (ou du mythe) de fondation inculquée aux victimes jusqu’à son intériorisation. Alors que l’homogénéisation légitimante est appelée et mise en scène à grands cris, une homogénéisation des victimes reste difficile. Chacune est réduite à son cas isolé alors que le dénominateur commun à été détruit. Ce dénominateur commun possible ou hypothétique – autrefois la Yougoslavie (maintenant dite ancienne) comme espace culturel et public commun (et non comme espace politique, car celui-ci est certainement mort de sa belle mort) – est comme un mort dont le corps serait absent et dont l’on ne pourrait pas faire le deuil. Il y aurait alors impossibilité pour une communauté qui ferait appel à lui de communier par les rites funéraires (fondateurs, et donc défaisant les fondations aussi). Ces gens-là restent irrécupérables pour d’autres rites et mythes. C’est pour cela que les affligés de ce deuil-là sont perçus comme subversifs, comme des « yougo-nostalgiques ». En l’occurence, dans l’accusation de « yougo-nostalgie », la nostalgie est régulièrement délocalisée et attribuée, comme s’il s’agissait, par exemple, d’une nostalgie de l’ancien régime, plutôt que d’une nostalgie du temps de paix et d’un pays uni, ouvert et tolérant, et dont la violence n’était pas une fatalité. Cette nostalgie-là est projetée par les adhérents « nostalgiques » eux-mêmes d’une unité nationale mythique, actualisée par la refondation d’un passé qui n’a jamais eu lieu. Ainsi un avenir appelé de tous les voeux transforme en une réalité passée.
Se crée ainsi un univers profondément divisé en moi – monde, sujet – objet, nous – les autres, la communauté propre – l’ennemi, etc. Ce dualisme est suicidaire parce qu’il ramène toujours à un monisme de repli, celui du même identique à soi. Il est la schizophrénie accomplie de la société qui n’a pas su dépasser le stade de communauté ou qui y est revenue. Il s’agit d’une société à horizon de clocher, qui se réfugie dans une tentative de recréation de
la tribu. D’une société écrasée par ses échecs et n’arrivant pas à s’intégrer. C’est une société en désarroi et en décomposition où aucune communication ne passe plus. Le partage psychomental qui est traité en psychiatrie quand il est affaire de l’individu scindé en lui-même, peut non seulement prendre des proportions sociales, mais il peut aussi être imposé, de force, à des individus qui y échapperaient dans une société où il y aurait encore de l’échange. Dans la société dévastée de la guerre, de cet après-guerre, ou même dans certains cas en attendant la guerre (en l’occurence dans le post-communisme, mais pas seulement), il n’y a plus aucun échange, l’entropie est atteinte: la division devient alors réelle par les événements, par
la guerre. Mais la guerre a suffi à partager notre univers, comme une folie décrétée. Le philosophe Romano Màdera écrit, renversant l’argument psychologique : « on ne projette pas dans la matière une psyché intérieure et d’abord inconsciente; au contraire, dans cette maladie moderne de la scission s’offre un champ constructif, reconstructif. Le passé et le vécu en représentent le matériau qui, rejeté et encombrant la route de la vie jusqu’alors conduite, recherche, à partir de la dérangeante dévalorisation, un autre récit, plus complexe et plus médité. » (20) C’est ce que font nos maîtres de guerre.
Le Grand récit fondateur, la Révélation, la légitimation par l’universel (21)
Lors du récent cinquantenaire de la victoire sur le fascisme, les commémorations et les célébrations autogratifiantes proclamaient le « plus jamais ça » alors-même que Sarajevo était bombardée plus violemment encore que d’habitude, que la Bosnie-Herzégovine était écrasée puis partagée, que Miloševi_ était internationalement reconnu comme le grand « pacifiste » des Balkans, que la guerre en Tchétchénie, et ailleurs, continuait et qu’elle était devenue une banalité acceptée. Entre-temps il y a eu les déportations d’Albanais du Kosovo, la guerre de l’Otan en réprésailles contre la Serbie, l’inculpation de Miloševi_ par le Tribunal International de La Haye, ainsi qu’une avancée dans la constitution de l’Europe politique, c’est à dire de son devenir- sujet. La constitution d’une subjectivité, qui est un processus politique, se fait en complémentarité, des deux côté de la relation binaire: un sujet se construit en se donnant et en construisant un autre, son jumeau mal-aimé en quelque sorte. Cet autre, dont les modèles ont été différents au fil de l’histoire, est exclu et sacrifié, même s’il peut, selon la nécessité, être occasionnellement invoqué en tant que partenaire : il est l’autre du sujet, il est présence par absence (et donc absence d’une présence), il est contre-sujet, objet, ou l’identité opposée. Dans la veille du sujet, l’autre est toujours en sommeil, invisible à l’endroit où celui-là se manifeste. Il est exclu, l’exclu. L’inconscient, parfois. Son exclusion n’est cependant pas représentée comme telle. Le sacrifice est, au contraire, toujours présenté comme sacrifice du même (du sujet souverain et dominant) au nom d’une cause bonne et universelle que celui-ci incarnerait, et au nom de l’avenir. Cet aplatissement du temps est dangereux. Ainsi, le sujet dominant s’auto-légitime-t’il par avance, indépendamment de la nécessaire jonction entre le commun et le propre. Présentée comme le sacrifice de soi, cette auto-fondation est en fait auto-destructrice, comme et parce qu’elle est destructrice du monde. L’exclusion, le sacrifice de l’autre, du tiers, ainsi que leur occultation, permettent l’ordre et le maintiennent. Il suffit d’entendre les discours des conquérants, qui regorgent de sacrifices dûs ou faits pour l’avenir, et qui vont être « vengés » par un encaissement immédiat des comptes du passé. Pour justifier l’agression envers l’autre et expliquer le « sacrifice » soi-disant nécessaire, il faut représenter le propre côté comme étant ou ayant été martyre. D’où l’importance des mythes de refondation historique.
La guerre froide est l’équilibre de ces instances, dans le maintien de la dimension historisante. La guerre, froide ou non, opère l’aplatissement en question. Car l’une suit l’autre, l’une suit de l’autre. La guerre dite froide aura été notre paix. La vraie guerre contracte la temporalité et invalide l’orientation du fait qu’elle promet de sauter le temps, d’anticiper sur un but donné par avance (la nation) et donc en échappant à la vérification – du fait qu’elle annule la mémoire, les traces, qu’elle détruit les sujets humains, les villes (la culture), la nature, et qu’elle leur fait changer de contexte (y compris de contexte temporel). La guerre aplatit la dimension temporelle car elle réinterprète le passé, le présent et l’avenir, en les confondant. Comme Kusturica dans Underground. La fin de la guerre-froide nous a fait nous retrouver sans repères, sans valeurs. Avec la guerre-froide, c’est à dire avec les grandes dichotomies, disparaît la possibilité sécurisante de projeter sur l’autre tout le mal que l’on porte en soi. Le monde n’est plus noir et blanc, et pourtant les valeurs en restent sexuées.
Il s’agit de la fin ou de l’ébranlement d’un paradigme : celui des Lumières, et sans doute du bouleversement du schéma évolutionniste et historisant du XIXe siècle. L’histoire n’est plus une ni unilinéaire, et l’Occident ne pense plus forcément en détenir seul les cléfs. Ce sentiment post-moderne de justice et de responsabilité qui fait relativiser les bienfaits de sa propre histoire (à l’Occident), mène également à un relativisme des valeurs où l’on n’arrive plus à différencier les différences. Car la sortie du temps historique (ou la prétention d’en être sorti) porte ses propres problèmes tout à fait imprévus par l’intention de départ. Le point de vue historique permettait en quelque-sorte un regard extérieur, ex post. Lorsqu’on acceptait encore le jugement du temps historique sur des faits passés, on avait des repères. La dernière phase de cette époque-là est bien celle de la guerre froide. Mais le fait de la post-modernité est le regard impossible, autoréférentiel de celui qui s’observe regarder. Aujourd’hui, il n’y aurait plus de faits (historiques ou non) : il n’y aurait plus que des interprétations, ou des lectures, des narrations de faits. La dimension de temps qui permet l’écart nécessaire au rapport a été écrasée, de même que la dimension spatiale l’a été par l’écranisation généralisée et les médias électroniques. Beaucoup de copies sans original. C’est ce que constate Jean Baudrillard lorsqu’il dit que nous avons basculé dans un temps où il n’y a plus de recours objectif: « (…) nous ne sommes plus dans le temps historique, nous sommes désormais dans le temps réel et, dans le temps réel, il n’y a plus de preuves de quoi que ce soit. L’extermination ne sera jamais vérifiée en temps réel. Le négationnisme est donc absurde dans sa propre logique, mais il éclaire par son absurdité même l’irruption d’une autre dimension – paradoxalement appelé temps réel, mais où précisément la réalité objective disparaît, non seulement celle de l’événement présent, mais aussi bien celle de l’événement passé et celle du futur. Tout s’épuisant dans une simultanéité telle que les actes n’y retrouvent plus leur sens, que les effets n’y retrouvent plus leur cause et que l’histoire ne peut plus s’y réfléchir. » (22) Le développement économique, scientifique, la modernisation technologique et universalisante en sont arrivés à rompre l’unité originelle (et, pour aller vite, l’unité exprimée par la Révélation, et même par le désir de Révolution). L’homme a été éloigné de lui-même et du monde – en voulant aller vers le monde. La distance entre l’homme et le monde (ou entre l’homme et lui-même), étape nécessaire de la tentative de soudure de l’unité perdue, aboutit à l’opposé de son intention première, c’est à dire au grand partage. Ce partage (du monde), inévitable ouverture à l’autre par la maîtrise de l’autre, s’est révélé suicidaire, mais suicidaire parce que assasin. La rupture entre un monde « civilisé » et un monde colonial (supposé naturel) a été consommée au détriment non seulement du colonisé, mais également du « civilisé ». La « mission civilisatrice » que l’Occident a pu s’attribuer, par l’universalisme anthropocentrique occidental, est un détour vers soi-même par les autres continents, par l’altérité. Et « l’Etat national sera un Etat colonial », comme le remarque bien J. Kristeva.(23)
L’idée socialiste, ou communiste, a été l’une d’entre les nombreuses tentatives de recomposition du tout brisé. Cette réunification est tentée par un principe supposé rationnel. L’universel invoqué est la réponse rationnelle donnée par avance, une garantie absolue en quelque sorte, comme une promesse de bonheur obligatoire. L’unité du mythe de l’origine relaté dans la Révélation sera jugée arriérée, et par conséquent, remplacée par l’universel abstrait qui doit rendre caduque l’irrationnalité du mythe. Cet universel proposé, c’est, de la part de l’Occident, le fait de se donner en modèle pour tous. La rupture, dans les sciences, a été exprimée par un divorce toujours plus profond entre les sciences « naturelles » et les sciences « humaines ». Des philosophies, des savoirs d’autres continents que l’Europe/l’Occident auront en vain cultivé des modes de connaissance immédiatement synthétiques. Après la séparation de principe entre la raison théorique et la raison pratique, toute occidentale (et articulée magistralement par Kant), la modernité, allant vers son épuisement, aura recours – pour tenter une soudure alternative en désespoir de cause – à la connaissance acquise, en Occident, par les sens, par le corps, par la nature, en reniant l’intellect ou la raison, en les séparant. Les autres traditions de pensée ne partent pas nécessairement d’une telle rupture. Il faudra alors un nouveau tour de vis.
Le paradoxe de la condition humaine, c’est que la totalité a été à la foi « donnée » et « retirée » à l’être humain. L’unité première aussi bien de la narration que du monde (qui sont co-extensifs ou identiques) réside en ce que le Tout doit en même temps être fragmenté, lésé, profané, pour pouvoir montrer justement son unité, sa sainteté. L’insuffisance du langage fait que celui-ci ne peut embrasser ce qui est sa condition (c’est à dire la vie) ni ce qui lui précède. Il le tente pourtant. Ce qui permet la ruse du langage, c’est la distanciation dans le temps. L’être humain est toujours né à (dans) une langue déjà existante. Avec l’écart temporel (de l’origine racontée dans le Texte), apparaît l’abstraction. Cette abstraction c’est la littérature, la philosophie, l’histoire, qui remplacent ou complètent en cela la révélation, qui expliquent l’éloignement. C’est
la culture. Elle a ceci de particulier qu’elle fabrique de la différence et des valeurs au moyen du temps. Cette production de la différence, aussi contradictoire que cela puisse paraître, est en même temps la tentative de recoudre la blessure du monde. Le concept de « monde-entier » (cijeli svijet) est en effet paradoxalement celui d’un monde scindé, puisqu’il est ailleurs (en Occident), puisque « nous » n’y appartenons pas bien que « nous » le souhaitions, et bien que « nous » y ayons « droit » (un droit caché par magie, dont l’occultaion voile la véritable origine). Il y a en même temps un effet d’aplatissement spectaculaire de la temporalité, qui est le fait de la course désespérée et par avance perdue après le temps. Nous y avons laissé une partie de notre confiance en la dimension historique depuis la décomposition dite post-moderne, depuis la chute du mur de Berlin et le rétrécissement de
la globalisation. Cette perte de confiance ne semble nous avoir cependant apporté aucune autre lumière. Il n’y a à la guerre de démembrement de l’ancienne Yougoslavie jusque dans l’épisode du Kosovo, aucune fatalité; elle aurait pu être évitée, mais il aurait sans doute fallu pour cela miser sur l’inclusion et non pas sur l’exclusion dans la construction de l’Europe. A très long terme, les Balkans seront sans doute une région d’Europe, et tous ces pays se retrouveront dans un même Etat. Il sera alors difficile de comprendre pourquoi il se sont fait
la guerre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est bien une guerre (de la part de tous, y compris les nationalistes) pour l’inclusion dans l’Europe, et non le contraire. Entre-temps, ce sera l’espace d’une tragédie prolongée, infinie.
Mais les Balkans ne sont pas non plus foncièrement différents de l’Europe dont ils sont une région: ils sont son refoulé, son inconscient, son miroir et, en quelque sorte, son intérieur et sa vérité. Il n’y a donc pas à européaniser les Balkans, comme l’avait souhaité Ismaïl Kadaré (24), et d’ailleurs c’est plutôt l’Europe qui semble se « balkaniser » dans et par les Balkans en elle même, en ses politiques d’exclusion et de fermeture. Dans des périodes particulières de crise (historique, sociale, économique), lorsque le clivage entre la réalité et l’idéal se creuse, comme ce fut le cas vers la fin du socialisme autogestionnaire, l’effort de raccommodage redouble. Je pense en particulier au gouffre qui sépare l’Occident/le Nord et le reste du monde. Ce « reste du monde » était il n’y a pas longtemps le Tiers monde, qui est maintenant rapidement rejoint par l’Europe de l’Est et la plupart des pays yougoslaves. Une partie de cet ensemble s’articule (ou est articulée) et anticipée en l’image que l’on donne du monde de l’islam.
A la fin de la guerre froide et de la dichotomie partageant le monde et l’Europe asymétriquement en Occident et Est, des sociétés non-(encore-)articulées et à demi-intégrées, des sociétés en devenir qui ne reposaient plus sur le mythe mais essayaient de se donner une stricte rationalité fondatrice, auraient pu, formellement parlant, soit évoluer vers plus de rationalité dans la modernité, soit régresser vers les mythes d’origine, vers la révélation, les grands récits fondateurs. Dans le cas yougoslave, c’est le second scénario, celui de la régression, qui fut suivi par
la plupart. La modernité a échoué du fait même de sa réussite. Le premier scénario (celui de la progression) a été abandonné, entre-autre parce que « la veille de la raison génère des monstres » lorsque cette raison se veut absolument exclusive de l’irrationnel, comme le sujet-dominant est exclusif de son autre (deux manières de dire la même chose). Ce n’est pas une fatalité. Mais la fourche historique qui a fait que, à travers le monde, les deux possibilités de continuation se soient présentées en même temps réel (même s’il ne s’agit pas toujours du même temps historique), a produit notre confusion postmoderne qui fait suite à la dépression moderne : des sociétés apparemment à des niveaux différents d’ »évolution », d’un continent à l’autre, se fragmentent plus ou moins de la même manière (nationalismes, fondamentalismes, communautarismes, séparatismes, régionalismes etc), et la dimension historique en est aplatie. D’une part, il s’agit toujours, toutes proportions gardées, du processus ou du résultat de la globalisation de la modernité (occidentale), où « un marché intégré de capital sans marché intégré du travail produit la polarisation » (25) dont nous sommes les témoins. D’autre part, pour parler d’une « évolution » ou d’une « régression », il importera (et en ne prenant ces termes qu’avec beaucoup de précaution) de savoir si la société qui se décompose avait déjà été bien urbanisée et intégrée par une classe moyenne instruite et à la prétention universalisante ou ne l’avait pas été; de même qau’il importera de savoir si cette société se fondait sur un récit des origines faisant appel à l’unité de la communauté, de la tribu, ou simplement sur une tentative rationnelle (et plus ou moins exclusive sous cet aspect là, mais c’est là un autre problème) d’intégrer des individus d’origines diverses et indifférentes dans la création d’un univers commun. Ce que l’on appelait autrefois la Yougoslavie se situe entre les deux, et avec de colossales différences de développement par région, qui se traduisent, en termes économiques, par la grande rupture Nord-Sud. Le fait de remodeler celle-ci dans un différend et un conflit ethnique a été un long processus, dont la guerre fait partie. Et si la forme que prend aujourd’hui celui-ci paraît être la cause, l’origine quant à elle n’en est pas ethnique.
La plume ou le fusil
L’origine (à partir de l’autre) doit être dissimulée pour faire apparaître l’unité. C’est là le devoir de la révélation, de la loi du père et, en dernière analyse, de la littérature souvent, de la culture “tout court”. La Loi, le pouvoir, le sacré, les armes, sont interdits aux femmes, c’est à dire à (tous) ceux qui restent en dehors. L’écrivain recoud la déchirure apparue dans la révélation par de nouvelles cicatrices dont chacune déborde du texte premier vers la littérature ou vers
la philosophie. Ainsi l’écrivain s’avanture-t-il du livre vers le monde extérieur, et se perd-il en celui-ci. Ce hors-texte est la tache aveugle de
la modernité. La modernité occidentale, entendons-nous bien, car à l’origine, la modernité n’est qu’occidentale. Celle-ci est globalisée par le pire. Il s’agit de l’exil que l’occident véhicule de part le monde, et dont parle Fethi Benslama. La littérature, la philosophie, la culture, ne sont que des manières de cette perte de la totalité originaire, de l’innocence, dont souffre l’homme moderne. Sa perdition tient du fait que sa culture l’éloigne de la nature et obscurcit en même temps l’inséparabilité foncière des deux. La philosophie ainsi entrevue ou engendrée suscite la peur. Cette inconsistance et cette abstraction (par rapport à la totalité nécessairement et irrémédiablement trahie) que représentent donc la littérature, la philosophie, l’activité intellectuelle, cette fiction, marque le partage entre « nous » et la totalité perdue, entre le particulier et l’absolu. Une lecture attentive de l’étonnant Brahmajâla-sutta (D.N.1), l’un des textes du Canon des Trois corbeilles, montre que déjà les premiers bouddhistes se rendaient bien compte de, et critiquaient, l’origine particulière de l’universel, qu’ils disqualifiaient pour abstraction et fausseté par leurs invectives contre la religion brahmanique et les prêtres: les dieux sont accusés de sénilité, d’oubli de leur limitation par la biographie, d’oubli de leur karma, ils ne se rendent pas compte du provisoire de leur condition. Ils se trouvent à l’intérieur du « filet métaphysique » comme tout un chacun alors qu’ils croient pouvoir s’exprimer sur l’ »origine ultime et sur la fin des temps », ou alors qu’ils croient pouvoir se soustraire au « filet » en prenant appui sur lui. Or, dit le Bouddha, s’extirper du piège de brahma(n), celui du faux universel, ne pourrait qu’avoir lieu dans ou à partir d’un ailleurs, un « exil », que le système lui-même n’arrive ni à dire ni à penser: il faut, pour cela, « rompre la continuité du processus de vie » (à la manière des Bouddha).
Certes, le choix conséquent du bouddhisme est spécifique et très radical, et il n’est pas ce qui nous intéresse ici. Ce qui attire notre attention c’est la déconstruction du principe universel brahman par le constat de son origine intéressée et clairement perçue dans la caste des brahmanes. Mais l’origine particulière de cet idéal a cependant une prétention universelle, soutenue par la sémantique.(26) Il est curieux de voir que le bouddhisme ne se trouve pas le moins du monde dépouvu devant ces significations profondes: le texte montre bien que le pouvoir au centre est fictif, que l’universel est un concept vide qui se nourrit de l’attachement et du désir, donc de l’(auto)biographie. C’est d’ailleurs bien pour cela que le désir, ou la soif, de même que la nescience, est considéré comme un chaînon fondateur (mûla, « radical ») de la causalité du « devenir conditionné”. La nescience (avidyâ) pourrait bien être l’inconscient si l’on voulait pousser jusqu’au bout l’analogie typologique avec
la psychanalyse. En effet, les dieux, c’est-à-dire les hommes incarnés au ciel pour un temps – dont parle le texte – tombent dans l’amnésie et dans l’ignorance par rapport à leur origine, ce qui est la cause de leurs renaissances. Ce sont alors en effet les désir qui représentent les points d’appui et d’attache au dedans du « filet ». De pair avec ce rejet de la mobilisation métaphysique, il y a dans le bouddhisme premier cet athéisme que nous venons de voir, ainsi qu’un refus de se prononcer sur le statut ontologique des phénomènes, et un certain acosmisme au delà des récits de merveilleux. Le concept de jâlâ, « filet » existentiel coextensif au langage et à la pensée, est lui-même important, même s’il est une métaphore: il veut dire que nous sommes toujours dans la partialité, c’est à dire que nous ne pouvons pas nous extraire du système pour en juger. Mais nous n’arrivons pas à nous voir nous-mêmes dans cette perspective, nous ne pouvons pas nous voir en tant que non-neutres, ce que nous sommes forcément. Il n’y a justement pas de point de vue neutre. La pensée ne peut pas accéder à sa propre condition d’être, tout comme la langue non plus ne le peut. Par rapport au langage, le bouddhisme instaurera le doute que le brahmanisme ne connaît pas, puisque pour les premiers la totalité ne peut se dire exhaustivement alors que pour les seconds elle est donnée dans le Veda. Nous parlons de l’intérieur d’une totalité fêlée. Si nous sommes nous-mêmes cette déchirure, on comprend très bien que la religion sert de cache-sexe au problème de l’universel, c’est à dire qu’elle serve à rendre compte de la totalité toujours déjà perdue, en avançant à notre place l’échappatoire commode d’un autre nous-même (dieu) axiomatique, omniscient, et lui-même par delà du partage.
C’est là qu’intervient le nirvâna, non pas en tant que solution, mais en tant que « résidu » de la non-solution en quelque sorte. Il n’est rien de ce qui pourraît être imaginé à partir du système lui-même. C’est cela, « couper les amarre d’avec la vie ». Le nirvâna c’est rejoindre le néant, un néant non ontologique, non métaphysique, un néant « résidu » mais également possibilité de toutes les possibilités, qui ne peut être vu ni comme positif, ni comme négatif, puisque le symbole en est le zéro, _ûnya. En tant que « valeur », ce néant est complètement indécis. Plus tard, aussi bien Nâgârjuna que d’autre philosophes, développeront ces termes. Dans le nirvâna, la déchirure est recousue, mais non la totalité: il n’y aurait pas d’universel valable, sauf à s’empêtrer dans le « filet », et à ce moment-là on vivrait sous un universel faux, mais qui néanmoins fonctionnerait grâce à la dimension du « comme si ». C’est d’ailleurs toujours le cas sous un régime de domination.(27) Pourtant la fonction du concept rationnel de l’universel reste la même que celle du mythe de l’origine. Il s’agit de la fonction de la violence qui a pour but l’assujettissement et l’ordre, et en laquelle le sujet non-avoué se construit. Dans la modernité, il souhaite par là se donner un monde nouveau et meilleur.
Dans les cultures qui n’ont pas opéré le renversement du mythe vers un universel « rationnel » (et aujourd’hui nous savons que toutes ne sont pas tenues de le faire), la transgression des injonctions du texte peut être dangereuse: journalistes, écrivains, femmes prenant la parole en public, sont assassinés quotidiennement dans certains pays; dans d’autres on est persécuté soit par la loi, soit par l’ »opinion publique », pour ses idées. Dans la désorientation générale certains reviennent à une fondation dans la Loi, même si celle-ci ne revendique plus nécessairement le principe légitimateur de l’universalisme, comme c’est le cas de certains mouvements nationalistes de l’espace yougoslave: une « démocratie » ethniquement spécifique est invoquée par les nationalistes de tous bords. [Il est vrai que ceux-ci auraient le choix de faire appel aussi bien à la particularité - une démocratie "nationale", l'Etat; qu'à l'universalité - le dieu d'une religion monothéiste, et pourraient faire appel aux deux. Mais plus régulièrement, ils ne font appel, aujourd'hui, qu'au particulier, à leur "différence nationale", spécifique par rapport à l'universel.] En dépit du conflit schizoïde de ces deux principes, on reste par eux encore au sein du modèle occidental. Car, comme le dit
Fethi Benslama : « L’Occident n’est pas seulement un dehors pour les musulmans, mais le terme actuel d’un conflit interne. » (28) Une origine particulière ne peut plus être opposée à une origine universelle de manière efficace, parce que l’universel a forcément une origine particulière plus ou moins explicite. Mais le système de l’Un ne permet pas de contestation. Celle-ci n’est possible que par un renversement au moins partiel de ce système ou par son dépassement. La place du philosophe ou de l’intellectuel d’aujourd’hui, en temps de crise des valeurs et de crise générale, n’est plus celle du garant de
la Loi. C’est peut-être ainsi que l’idée peut venir à d’aucuns d’aller repêcher les mythes de fondation qui inventent une origine pure et absolument autonome de leur propre communauté, de leur tribu, de leur religion. Ce sont des mythes de réinterprétation de l’histoire qui doivent prouver la naissance de soi-même à partir de soi-même et non à partir de l’autre, et manifester la vie sans convivialité. Le désert « nous » entoure… et il croît. Les guerres et les purifications ethniques montrent la force véritablement narrative et créative de ces mythes d’un renouvellement de l’origine, en Yougoslavie, ou dans l’Afrique des Grands Lacs, ou ailleurs. Pour arrêter la narration qui menace la fiction fondatrice de l’origine (qui n’est autre que la fiction du fondement) à partir du même (de l’Un), au plus loin du récit lui-même, la « pratique » de la purification ethnique et idéologique est plus fonctionnelle. Dans ces conditions, au sommet du conflit, l’Historien, le Philosophe, l’Ecrivain, l’Intellectuel en général – a le choix de recourir ou non au fusil plutôt qu’à
la plume. Il ne s’agit plus maintenant seulement de la fondation de la communauté au moyen du texte, mais d’une inscription, dans le corps social, des frontières, de la coupure, qui séparera à jamais « notre » Loi de la « leur » et rassemblera ainsi la communauté : il s’agit de l’inscription de la matrice secrète de tout texte, n’importe lequel. Le corps (social) est un microcosme.
L’écriture n’est alors plus nécessaire ou bien, elle n’est plus qu’une mauvaise copie beaucoup moins convaincante de la violence physique, car l’Ecrivain/Maître-guerrier renvoie tout à la révélation, compréhensible par elle-même, de sa propre vérité particulière comme étant la seule et universelle vérité, ce par quoi il s’auto-proclame et s’auto-légitime, et ce par quoi il annonce son Etat (un Etat seulement pour son peuple) et donc sa propre Loi. Cette manière de souder l’unité du monde dans le tissu social sanglant est la plus efficace de toutes. Le but d’un retour du temps en arrière, « comme si », est alors parfaitement atteint, le passé est lui-même changé, un nouveau début est inventé dans le passé qui figure comme modèle pour le nouveau commencement préconisé. Le futur prend pour modèle le passé, mais ce passé lui-même est calqué sur une fiction de passé revisité. Rien de commun, de contaminé par la proximité de l’autre n’est plus reconnu dans ce passé ni donc pour l’avenir: on procède aux changements de noms et de calendrier, et la (nouvelle) histoire redémarre à zéro comme si de rien n’était. Cela permet un « nouveau » départ. La différence entre le bien et le mal redevient « claire », elle qui avait été provisoirement troublée par le mélange et la multiplicité, et donc par
la culture. Nous n’avons plus besoin de culture. La jouissance du Maître se tourne maintenant vers le désir sournois et irrecevable de l’archétype du mal doublement refoulé. Vers l’ennemi, objet d’un désir pervers. La situation décrite est
la nôtre. C’est le rapport de la Serbie et de la Croatie (même si en dissymétrie) l’une à l’autre pendant les deux premiers volets de la guerre, ainsi que le rapport des deux, en tant qu’agresseurs (même si inégaux), à
la Bosnie-Herzégovine. Les conditions ne subsistent pas pour une quelconque philosophie. La « pseudo-philosophie » qui est alors pratiquée a ceci de particulier qu’elle n’est pas réfléchie, mais mise directement en pratique. C’est bien la primauté de la raison pratique sur la raison théorique. La pratique en est, justement, la guerre d’agression, la purification dite ethnique, le déplacement forcé des populations. Les effets de ceux-ci sont ensuite reconnus et entérinés par la fameuse communauté internationale, dans les cas où ils n’ont pas été d’emblée soutenus par elle.
L’écriture, en tant que maintien des différences, a toujours eu la fonction d’un garant de la paix et du rassemblement. Il y a toujours la guerre à l’horizon, que la littérature doit exorciser, mais qu’elle est impuissante à arrêter. Quand la guerre devient une institution, quand on a recours à la violence pour résoudre les problèmes, quand elle remplace directement et implacablement la pensée elle-même, comme c’est le cas dans nos pays, y compris avec l’intervention tardive de l’OTAN par une guerre superposée à la guerre du régime et des milices ultras serbes contre les Albanais kosovars, alors le langage a perdu tout sens, en dépit de toute tentative de sa purification; alors la philosophie a perdu sa raison-d’être, alors la littérature n’a plus rien à dire. Le philosophe-en-service devient alors le théoricien de la purification, « ethnique », intellectuelle, ou autre. La culture est remplacée avec succès par un ordre de brigands, par une terreur policière, ou par la loi militaire. Ce philosophe-là se met volontairement à la solde du commandement politique ou armé, et justifie en les préfigurant, voire en les inventant de toute pièce, des charges contre l’ennemi, pour provoquer par avance la panique dans les rangs de ses propres compatriotes. Le rôle du « philosophe du roi » et des médias est ici d’une importance fondamentale et irremplaçable. Sans lui, la guerre n’aurait pas lieu. Il contribue à construire, à définir et à se donner un ennemi, quitte à l’inventer. Le récit est l’étincelle qui mettra le feu à
la poudre. Une fois le conflit bien engagé, le récit en est la justification. C’est à partir de cette limite de la pensée qu’est la violence sans appel et sans justification, que nous observons aujourd’hui l’effrayant abîme d’une fin possible (ou d’une impossibilité) de la philosophie, ou tout simplement de l’arrêt d’une pensée indépendante. Dans quelle mesure l’autonomie de la pensée est-elle encore possible? Certains philosophes se sont rangés auprès des chefs de guerre nationalistes, sont devenus leurs chantres. S’il est trop tard pour ces philosophes-là, il n’est peut-être pas trop tard pour la pensée, pourvu qu’elle arrive à dépasser l’horizon du clocher, par exemple celui de l’eurocentrisme provincial. Celui du paradoxe d’une violence perpétrée par ce que nous avons pu désigner, ici, comme une sorte de manque de sujet ou d’identité la produisant,
Etienne Balibar dit : « Je parle, écrit-il, de violence ultra-subjective parce que, sans doute, de telles actions sont voulues et elles ont un but déterminé (…), mais la volonté dont elles procèdent ne peut se décrire, à la limite, que comme l’expression d’une ‘chose’ (…) dont le sujet n’est que l’instrument (…) à travers l’élimination de toute trace d’altérité dans le ‘nous’ et dans le ‘soi’. » (29) C’est à la violence inhérente au processus de la pensée elle-même, et constitutive d’elle, que la pensée se refuse à réflechir. Car la refléxion, en tant que forme de subjectivation, est également co-originaire de
la violence. Il est remarquable combien le pré-individuel se reproduit dans la relation ou même dans le semblant de relation violent, toujours en un effort d’individuation et de devenir-sujet, même si le sujet en question ne devait jamais se constituer. Et même sans que celui-ci ne se construise ou avant qu’il y arrive, une sorte d’ »ultra-subjectivité » comme une volonté de tout le monde et de personne, fait son apparition et empoisonne la vie des individus. Ainsi dans les viols massifs et les attrocités contres les femmes dans la guerre bosniaque, puis celle du Kosovo, les femmes victimes n’étaient même pas individuellement objet de l’acte (et sujet elles n’étaient certainement pas non plus) : elles en étaient l’instrument. L’instrument de transmission d’un message d’une communauté (« ethnique ») d’hommes à une autre, le moyen de la communication d’une frontière à ne pas franchir de la part de l’ennemi.
Désirs d’Europe?
L’Europe s’auto-légitime aujourd’hui par l’image universelle et humaniste qu’elle donne de soi, se justifiant et se reconnaissant en retour par les autres (comme en un miroir) dont elle serait le modèle. C’est elle qui propose son universalisme comme universel, dans le glissement sémantique constant entre « Europe » et « Occident ». Elle serait ainsi non seulement à l’origine de son propre être-unique, mais également à l’origine de toute multiplicité. Cette ruse meurtrière pour les autres par l’universel occidental qu’elle leur impose, est également suicidaire. Ce changement moderne de paradigme (vers la postulation de l’universalité propre en tant que principe suprême de rationalité) est en même temps le dépeçage du mythe de l’origine, tel le décartelage du corps (ainsi que du texte) parental. Ainsi le commencement ne peut-il plus être unique, toute reconstruction du Tout semble improbable, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne sera pas tentée à nouveau. F. Benslama appelle une telle chute des signifiants du Père – l’exil vertical. Exil que l’Occident a exporté dans sa conquête du monde. En un renversement anthropocentrique et universalisant (aussi bien qu’historisant), l’homme se fonde maintenant sur lui-même, c’est-à-dire en son image occidentale et masculine. En même temps, on refuse de reconnaître l’origine de cet idéal proposé à tous. Il a l’avantage, devant la totalité perdue, d’apporter par décret le bonheur. L’Occident s’est ainsi auto-fondé sur des bases qui ne tiennent pas, c’est à dire sur le rejet d’une origine possible depuis et avec l’autre. Il ne s’agit pas de constituer l’Occident ou l’Europe en grand méchant autre ni de les démoniser. Les Balkans font partie de cette Europe, même s’ils ne représentent « que » sa zone limitrophe redéfinie dans le sang à chaque nouvelle remise en cause des frontières de notre demi-continent. Cette guerre est la balkanisation de l’Europe, qui s’investit de plus en plus en cet inconscient qui est le sien, les Balkans: sa vérité refoulée, sa violence reconnue seulement en tant qu’autrui. C’est bien pour cela que l’Europe a besoin de tutelle. Il s’agit dans les deux cas, celui du (semi-)continent et celui de sa région, d’une même logique. La jouissance par avance de l’Europe par elle-même (l’Europe consituée mais également à constituer) passe par la violence, car elle suit en cela le même modèle du libéralisme qui « mime la distribution des droits » (30) en en faisant une théorie politique qui remplace l’économie. Des droits abstraits et inutilisables, ainsi que ce lieu d’investissement de l’imaginaire qu’est la nation – sont proposés à la place de la jouissance concrète des biens qu’ils anticipent sans jamais y conduire. Le socialisme, comme promesse d’un bonheur à venir mais hors de portée, d’ailleurs, suivait déjà cet ordre. De même, les Balkans miment l’Europe à s’y méprendre, car c’est la manière (une éternelle remise à plus tard) d’en jouir. L’Europe n’est que cette grande promesse non tenue et irréalisable dans les conditions de dichotomies réaffirmées, mécanisme qu’elle propose cependant comme menant à elle. Leurre. Elle n’est, l’Europe, que cette esquive, ce différé. Elle est cette éternelle remise à plus tard, cette fuite en avant. C’est sa substance particulière. Dans ces conditions, il n’y a que des trêves, pas de paix. Ces anticipations mensongères de promesses non accomplies, comme celle de la jouissance par avance de la nation par et dans la guerre, pressent la dimension du temps, porteuse de différenciations, tout autant qu’elles permettent de justifier la violence.
Renvoyons en guise d’illustration, à une citation datant de 1951, critiquant la Yougoslavie d’alors : « Or, voici que nous vient de Yougoslavie un message plutôt décevant, disant que la paix dépend du maintient intégral des souverainetés nationales. A cela, nous répondons que la Yougoslavie ne sera sauvée que si l’Europe se fait et que le titisme, qui croyait voir hier les neutralistes occidentaux se battre pour les frontières yougoslaves, a encore à faire pour mieux connaître les forces et les valeurs d’avenir. » (31) C’est là l’éditorial d’une revue publié par le Congrès pour la liberté de la culture qui a pour président Denis de Rougemont. En tout état de cause, il s’agissait déjà d’une certaine Europe comme projet. Seulement, l’Europe se fait et la Yougoslavie n’est pas sauvée : se ferait-elle parce que la Yougoslavie n’est pas sauvée? Ce projet politique lui même, aussi différent qu’il puisse être du projet d’une Europe unie, montrait déjà que la constitution de l’Europe se ferait non seulement au détriment (ou « détriment ») des souverainetés nationales autres, mais surtout (perspective opposée) que le devenir-sujet de l’Europe et, par extension, de l’Occident, inglobait en soi d’autres devenirs. Quant à la souveraineté, ce principe est aujourd’hui mis en cause et revisité.
L’Europe, qui s’est toujours définie par ses frontières à l’Est, et qui à chaque cycle de redéfinition de sa Totalité pourra, autant qu’elle le veut et que les conditions le permettent, pousser ses frontières un peu plus par-là, maintient artificiellement ou arbitrairement
la dichotomie. Du temps de la guerre froide, il s’agissait de
la dichotomie Est-Ouest, communisme-capitalisme etc. A d’autres époques, elle pourra prendre n’importe quelle autre forme binaire. L’altérité est produite afin qu’on lui attribue les défaut dont on souhaite se débarasser pour en accabler l’autre. La guerre des Balkans, comme les autres guerres aux « frontières » n’est en fait qu’une guerre européenne et qui en suit les règles. En expulsant l’autre (qui permet la définition de l’Europe par la négation de ce qu’elle n’est pas), le sujet-Europe-en-devenir se met en position de légiférer sur ces régions. Il offusque le fait qu’il ne s’agit, dans cette guerre, que d’un même geste de constitution de sujet par la violence, et fait comme si l’Europe n’en portait aucune responsabilité. Dans les guerres en cours, alors, l’Europe ne serait que marginalement responsable (et peut-être même pas) et seulement dans le sens d’y intervenir par l’humanitaire, de l’arrêter avec succès ou non. Cette responsabilité-là, de ne pas avoir su arrêter la « guerre des tribus », l’Europe l’accepte très bien face aux Etats Unis. Mais elle ne peut être ni le responsable, ni la coupable de cette guerre, qui reste incompréhensible dès lors que l’on ne reconnaît pas l’identité dialectique du même et de son autre. Même si l’origine de la guerre est bien locale et que l’Europe n’y est pour rien, la logique de cette guerre, elle, est toute européenne/occidentale. La confusion entre Europe et Occident est, en Europe, voulue, de même que le flou des frontières à l’Est, puisque la Totalité doit avoir au moins une exception qui
la confirme. L’Europe a recours à l’idée d’ »Occident » à chaque fois qu’elle déploie ses intentions universalisantes: elle se met sous sa protection par le truchement de l’OTAN et s’empresse à accepter de contourner l’ONU, garant du principe de la souveraineté, pour, par la suite en déplorer l’inefficience en cette matière. La logique de fermeture et de recherche de frontières, mise en oeuvre en cette fin-de-siècle dans les Balkans et ailleurs, est bien européenne. De même que le refus et le rejet, paradoxaux chacun à sa manière, et de l’Europe et de l’Orient, de la part des Balkans. C’est que le geste européen par excellence, répété dans toutes les parties du continent, est celui de se vouloir une exception.
Une spécularité est mise en scène entre l’Occident (l’Europe qui en ce terme se dérobe toujours) et l’Europe de l’Est ou les Balkans. Le miroir, le corps de ce miroir lui-même, fut la Yougoslavie, celle du désir d’altérité et de latinité. Désir gastronomique, de calamars frits, désir politique, de liberté « maritime », désir d’amours enchanteresses. C’est vouloir traverser ce miroir pour se muter en l’autre, pour se fonder et se réunir avec l’autre afin de reconstituer l’unité originaire perdue, qui a fait que la glace se brisa.
La guerre. La promiscuité incestueuse entre Est et Ouest, en une hermandad plutôt qu’en une fraternité (les deux siblings étant Geschwister plutôt que Brüder). Ou bien la fin d’une époque, d’un yuga (youga), celui de
la dichotomie. Et son recommencement? On ne semble pas encore être sorti du modèle binaire. Le grand méchant se trouve être, pour un temps, non plus le communisme, mais peut-être bien Saddam Hussein ou Slobodan Miloševi_. Le miroir serait alors excentré un tout petit peu, à peine, vers l’Est. Seul point cardinal vers lequel l’Europe, qui n’est qu’un demi-continent, restera toujours ouverte, du fond de son refus et au delà de ses remparts, et dont elle tente pourtant toujours de se séparer.
Le clocher du bourg de province
L’introduction, ici, des concepts de Radomir Konstantinovi_ dont le livre Filozofija palanke (La philosophie de bourg, cit.), oeuvre majeure de philosophie aussi capitale qu’isolée, en tant que prévision (de presque trente ans) du dénouement yougoslave, demande des clarifications terminologiques. Le terme central de palanka, à la fois bourg, province et village de plaine (dans le sens d’une limitation de l’horizon), n’a pas en lui-même de connotation chauvine, nationale ou nationaliste. La palanka est, chez Konstantinovi_, la forme, élevée au niveau de concept, de la cristallisation d’une société non encore entièrement intégrée, qui sort à peine, et pas tout à fait, de la culture rurale, pour tenter une première urbanisation. Théoriquement cette modernisation pourrait se faire, ou pourrait échouer. Cette société presque citadine a encore des racines profondes dans la campagne, mais est déjà déclassée par le travail en ville et par un certain accès à
la modernité. Il est important de comprendre que ce bourg n’existe, cependant, que comme esprit et qu’il est tel en tant que la réalisation d’un monde, de son propre monde ou de son rêve, lui reste impossible. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de sujet, pas de vraie expérience dans la palanka, pas de tragédie non plus – puisque pas d’ouverture. Il n’y a que des simulacres de vie. Il y existe cependant un désir de monde et d’ailleurs, une sorte de volonté collective. C’est pourquoi l’esprit de bourg représente une agonie constante pour celui qui y adhère, qui se trouve ainsi en abîme entre l’unité de la communauté (tribale) et le désir impossible d’y échapper. Pour fuir, l’esprit de bourg s’invente un traditionalisme tribal que la tribu, elle, étant authentique, méconnaissait. La société décrite est à l’image de la société yougoslave et donc du socialisme (qui a ajouté aux migrations massives et précipitées vers les villes avec parfois pour les jeunes gens de milieux ruraux, un stimulant dans la carrière militaire), à ceci près que le socialisme n’est pas, en lui-même, fondamental, mais plutôt accessoire dans cette histoire. En effet, l’auteur n’en parle même pas, car foncièrement, aucun système n’est à l’abri de l’esprit de clocher. Konstantinovi_ analyse en détail les formes de pensée de la palanka ainsi que sa philosophie subjacente, son esprit, à mi-chemin entre la réalité d’une société en partie encore, ou déjà, tribale et cultivant le mythe de l’origine commune, et une société moderne (en l’occurence, socialiste) qui se donne des but rationnels et trans-nationaux pour dépasser l’auto-limitation dénoncée de la société traditionnelle. De la palanka (désormais, le bourg), la route est ouverte vers un nationalisme – un nazisme – toujours possible, et celui-ci peut en découler, quoique non inévitablement. Les conditions nécessaires à la continuité entre la société de bourg et le nazisme, ou les nouveaux nationalismes, telles que Konstantinovi_ les avait décrites, se sont constituées, et ont en effet atteint le résultat craint. Les nationalismes tireront profit du pseudo-traditionalisme proposé par le bourg, et s’inventeront grâce à lui de nouvelles racines « anciennes » pour réaménager le patriarcat menacé. L’oeuvre de Konstantinovi_, même si elle est lourde d’un langage quelque peu hermétique, apparaît, en rétrospective, comme un ouvrage fondamental sur ce que fut , sur ce qu’est notre condition. Oeuvre solitaire, ce livre était alors resté pratiquement sans écho public (parce que prématuré?), comparé à des écoles de philosophie autochtones bien plus prisées à l’époque. Cette absence de réception fait elle-même partie de la désorientation épistémologique générale, celle qui fait que notre entendement des événements n’est que retrospectif et descriptif.
La violence du temps aplati
La violence entre en scène voulant faire croire qu’elle est inévitable. La réalité ne compte plus, puisque le sujet-en-devenir (la nationalité se voulant Etat-nation « libéré » des autres) s’en construit une autre. La réalité construite (qui est une non-réalité, ou une non-encore-réalité de remplacement), proclamée seule et unique, est inchangeable, et n’accepte ni le temps ni la transformation, puisqu’elle est décrétée par une vérité supérieure et salutaire. La dimension historique est complètement aplatie dans les mythes de refondation pseudo-historique, nationale: « notre peuple, sans et avant les autres », ce qui donnerait droit à un Etat distinct même quand c’est aux dépens des autres. Ce n’est pourtant dès lors que l’on s’arroge ce droit en le niant aux autres, que la violence devient inévitable. Elle se nourrit d’une identité tribale montée de toute pièce et en toute rapidité. La réalité est remplacée par une promesse de jouissance par avance de ce que l’on est supposé obtenir un jour – l’Etat nation. Ce commerce avec ce que l’on ne possède pas, ce capitalisme psycho-pathologique, propose un soi-disant passé (une histoire figée et arbitraire de la grandeur passée présumée) à la place du futur, et élimine bien sûr en route le présent. En fait, il élimine le temps lui-même, avec la dimension historique.
A ce sujet, Radomir Konstantinovi_ écrit: « La violence, qui a amené la brutalité à son paroxisme, est la seule manière de créer une réalité (stvaranja stvarnosti) qui, en tant qu’existentiellement absente, ‘intangible’, accepte de répondre seulement au grand coup et, généralement, seulement à la grandeur, en tout: par les mots, par le geste, par l’attitude, par le défi. Plus le sentiment de réalité est petit, plus est grande la nécessité de la violence. » (cit., p. 88) C’est ainsi que se construit un sujet (politique) violent. Il se donne une identité renfermée, refusant l’échange et
la différence. Cette identité, dit plus loin Konstantinovi_, n’a rien de véritablement subjectif. Elle est tout au plus une identité objective, conséquente, et qui exige le sacrifice. Le sacrifice de l’autre est le plus souvent camouflé en sacrifice de soi, car sans sacrifice, sans douleur, le sujet souverain ne se fait pas. Il perpétue ainsi le partage de l’univers et reproduit le dualisme sujet-objet. Ce partage, qui se fait par la violence et dans le crime (dans la guerre, par exemple) est le seul moyen, paradoxal, dont dispose le sujet-en-devenir pour devenir sujet, c’est à dire pour atteindre son identité à lui-même. Cette identité du même est confirmée par l’exclusion violente de l’autre. Cependant, puisque l’autre n’est que l’autre du même, du sujet, sa projection, son extériorisation dans le monde (dans son objet), sa propre création dans le façonnement de lui-même, alors l’annihilation de l’autre, – revient toujours au suicide.
Cette « identité objectivement-identifiée et subjectivement non-identifiée » est l’enjeu de cette tragédie. « La réalité, ainsi, devient et disparaît dans le même moment, en devenant réalité par cette fin d’elle-même, dans cette violence criminelle qui est la tentative de la constitution par la destruction de la réalité du sujet dans le monde réel qui ne peut être réel s’il ne trouve pas sa fin et qui, par là même, ne peut se trouver en dehors du motif du sacrifice. » (cit., p. 91) C’est ainsi que la Yougoslavie se fit et se défit dans un même geste : en une entropie où la violence fut introduite pour maintenir l’identité identique du même sans changement, et dans l’espoir vain d’écarter
la violence. Non pas que la Yougoslavie fut condamnée dès le début et à jamais, au contraire: elle était, comme tout ce qui doit sa vie au changement et à la maturation, à redécouvrir et à justifier à chaque instant par ses générations vitales. Comme espace transethnique, a-ethnique, elle reste toujours à réinventer, où qu’elle prenne place, et n’a pas été annihilée. Sa création ne pouvait avoir eu lieu une fois pour toutes au passé et de la part de la génération précédente. Toute création est un acte, donc un changement continu. Elle n’a pas su entamer ce chemin pourtant nécessaire. C’est partie remise, dans le temps aussi bien que, éventuellement, dans l’espace.
Il n’était pas possible que toute cette construction ne repose que sur la figure paternelle, sur la légitimité de la résistance – car celle-ci s’épuise – , et sur un schéma figé, donc périmé par définition. Il aurait fallu vivre dans le temps, et chaque génération devait s’en porter responsable, sujet, à chaque instant. Il aurait fallu en créer les instruments, y compris les instruments de compréhension et d’analyse. Les générations suivantes, les nouveaux sujets et sensibilités politiques, culturelles, auraient dû y prendre part, et notamment les femmes, et également ces identités qui, aujourd’hui, sont réduites (repliées) aux ethnies et nationalités, mais qui auraient pu évoluer autrement au contact d’autres stimuli. Le système politique était à renégocier, le système économique à adapter aux nouvelles conditions de l’après-guerre froide, une réforme ou révolution de la rationalité à opérer, la culture à réinventer. Cela n’eut pas lieu. Mais cette re-négociation des termes de l’entreprise commune aurait été la seule chance d’éviter la guerre, car la Yougoslavie n’allait pas pouvoir se décomposer sans violence.
C’est pourtant la violence réelle qui fut employée contre une violence imaginaire ou anticipée par des récits. La violence imaginaire et anticipée (des « autres » contre « nous ») fut invoquée pour justifier « notre » violence réelle et immédiate. Les plans du réel et de l’imaginaire ont été brouillés, avec le brouillage voulu du temps. C’est là le motif primaire de l’idéologie sous-jacente, de la philosophie provinciale et inconsciente, mais consistante, exaltant un à-peine-devenir-sujet, puisque toute l’identité que celui-ci se donne est encore trop souvent celle de la tribu, du sang, ou de l’ethnie imaginaire. En hurlant avec les loups, l’individu se sacrifie volontier à la communauté mais également à lui-même comme partie prenante de celle-ci, pour prendre part à l’universel. Il investit de lui-même en lui-même, par quoi il acquiert, en retour, une position symboliquement plus avantageuse. Il s’adresse au Père de la nation pour que celui-ci le reçoive en son sein avec ses frères, dans le culte des héros qui partage le monde. Le but est d’atteindre l’éternité immuable où il n’y aurait plus jamais de menace de modifications.
L’auberge balkanique en concept philosophique
Les garçons de café de l’auberge balkanique sont porteurs de l’orgueil et de l’amour-propre des faibles, humiliés par un travail servile en pays de valeurs égalitaires. Il y a chez beaucoup d’entre eux une saine révolte de classe, qui peut se traduire en arrogance envers le client. Il y a, en plus des serveurs froids et distants, méprisants, les garçons « copains » qui acceptent d’être sifflés, appelés par leur prénom, qui tutoient leur clientèle et réagissent positivement à l’appellatif de « Eh, mon frère », Hej, burazeru! Ils règnent sur la salle, ceux-là, et ne se privent pas de faire des réflexions aux clientes.
S’il y avait une chose qui montrait l’échec du socialisme autogestionnaire, c’était bien le service et l’ambiance des cafés et restaurants, avec force fumée, odeurs et musique abrutissantes. Le rêve italien persistait dans les restaurants de poisson en faux-chic, ainsi que dans le plus humble maquerau grillé ou les plats de calamars frits (japonais et décongelés) qui étaient aussi répandus que les diverses brochettes et pljeskavice de rappel turc. L’héritage turc était, quant à lui, partagé de tous et amplement réparti, mais à la différence du rêve latin, il n’était affiché que sélectivement, puisqu’il était ressenti comme anti-moderne ou anti-européen. Le trauma en forme réminiscente du ghazal (poème célébrant la propre défaite) des « cinq-cents ans d’occupation turque » a fait que les pays yougoslaves, surtout vers l’Est de la région, ne reconnaissaient pas cette dette-là volontiers. Nous étions un Orient pauvre et qui ne se reconnaissait pas. Le rêve latin a, lui, conquis de l’espace dans le café espresso qui réussit presque à supplanter le café dit turc des lieux publics déjà un peu partout, et même en Bosnie en temps de guerre. Ce rêve italien en temps de paix était d’un cran supérieur en prestige aux autres fiertés peuplant nos cartes gastronomiques et nos moeurs. Nous cultivons les cuisines de nos voisins mais en plus pauvre et en plus gras, avec moins de parfums et d’épices, sauf pour le piment. L’auberge, le café, restent un lieu de rencontres, surtout entre hommes. Le rêve latin a été notre anesthésiant politique, celui d’un ailleurs familier et proche.
La balkanska kr_ma, l’auberge balkanique, est un concept spécifique. Il ne se réfère pas particulièrement à la forme de consommation, mais à la forme de pensée qui y est cultivée. Traditionnellement, la kr_ma représente un espace semi-public, un lieu d’échange et de création de l’ »opinion publique » (ou de ce qui en tient lieu – les rumeurs). Cet espace est « public » mais fermé, contrairement au forum ou au débat public d’un univers qui assumerait
la métamorphose. L’auberge n’est pas tout à fait urbaine, elle sévit à la périphérie ou dans le bourg, là où la fange est la plus profonde. Elle est entre deux mondes, le mode rural en est le modèle, bien que décrié: la grande injure c’est de traiter quelqu’un de « plouc ». A l’auberge, on vitupère surtout les moeurs citadines, celle des voisins, on se nourrit encore de jalousies et d’envies paysannes, accompagnées de méchanceté gratuite, zavist ou jal. Que crève la vache du voisin, pourquoi aurait-il plus de chance que moi. L’écrivain qui avait sans doute le mieux relevé et critiqué la société moderne et européenne pointant en Croatie, faisant ressortir ses liens encore étroits avec les passions préciviques de la terre, du sang, du folklore et simplement de la bêtise humaine, Miroslav Krle_a, est aujourd’hui diffamé comme serviteur des communistes et presque rayé des manuels scolaires en tout cas pour le plus important de son oeuvre, lui qui fut certainement, à sa manière d’enfant terrible, le plus indépendant de tous et l’un des plus grands, tout en étant intimement l’homme d’une autre révolution, précédant la socialiste: mais qui sait si ces deux révolutions ne se sont pas faites ensemble pour échouer ensemble par la suite? C’est en effet la première révolution, la bourgeoise, qui n’est pas accomplie, et contre laquelle s’insurge pourtant de tout temps l’auberge balkanique. L’écrivain est éliminé par l’esprit de la _aršija, ce mélange d’individus mal rasés imbus d’ignorance, de mauvaise foi et de grossièreté. Le principal aspect « public » de l’auberge (qui se répand rapidement à son extérieur) est la dérision publique infligée en supplice à ceux qui par malheur en deviennent
la cible. C’est la punition qui est réservée à celui qui est différent, souvent à celui qu’on envie. La chasse aux sorcières, aux intellectuel(le)s, qui n’est en général plus effectuée par l’Etat depuis la victoire des nationalistes, a son origine dans l’auberge balkanique. Il s’agit d’une société sans vie politique qui transpirerait du bas vers le haut. L’ »opinion publique » n’y vient pas d’une base, d’une masse de la population, car la société n’est pas différenciée. L’opposition n’a pas d’identité propre, puisque le parti unique joue aussi bien le régime que l’opposition. Une véritable pluralisation (politique, culturelle) de la société n’est pas atteinte, en dépit de la diversité des coutumes et des parlers. Les formes et institutions politiques qui peuvent exister (partis etc.) ne représentent pas une véritable différenciation, mais des coquilles vides. (32) Les « différences politiques » ne représentent aucune véritable prise de position ou critère politique, mais sont acquises et entretenues à l’ »auberge » par les quelques faiseurs d’opinion. L’auberge est fréquentée par cette clientèle spécifique, la _aršija, un demi-monde composé en partie de bohèmes, de politiciens, de médiseurs et de faiseurs d’opinions, de personnages qui terrorisent le quartier ou la compagnie, émanation du peuple, narod, dans le sens où l’idée déterministe de peuple non souverain remplace le concept de sujet dans le socialisme réel, comme dans tout nationalisme, populisme et totalitarisme. La _aršija produit le partage en « nous » et « eux ». Elle solidifie l’atmosphère crasseuse de l’auberge balkanique, elle est un semblant de démocratie et de culture comme elle n’est qu’une simulation, appropriée au primitivisme populiste, de l’agora : il y règne un égalitarisme de la vulgarité et du langage imagé des jurons, de
la moquerie. Il y circule une pseudo-philosophie, il y règne un véritable rejet de la réflexion philosophique ou de la pensée “tout court”, remplacée par des clichés. La philosophie y est comparée à une maladie, la pensée s’y oppose à
la vie. Du mal qui sort de la _aršija siégeant à l’auberge, humiliations en public, délations, insultes voulues, médisances, curiosité malveillante de la vie autrui, dénonciations ou pire, on ne saura jamais l’auteur précis. Sans qu’il y ait un sujet, il y a des petits tyrans dans la _aršija, qui fréquentent le café et desquels émane une volonté « collective » par « consensus tacite ». Le consensus en question, dont l’aspect « tacite » (mais non silencieux) doit être pris au pied de la lettre, car on s’y dispense du langage, consiste à ne pas défendre celui qui est déjà pris pour cible, et qui procure à l’auberge un théâtre, l’exposition de celui qui est frappé d’anathème. L’auberge balkanique (qui n’est pas seulement balkanique) ne souffre pas les courants d’air, les fenêtres ouvertes, le silence ou beaucoup d’échanges, comme elle ne supporte rien de ce qui menace son eau stagnante. La fumée y est dense. L’opinion « publique » qui y est élaborée est à l’image de sa société, c’est à dire d’une société déclassée en proie à toutes sortes de violences. Il est cependant caractéristique de cette série de stéréotypes culturels qu’ils sont quasiment élevés au niveau de concept par le milieu même de la palanka, qui a beaucoup d’imagination (dans le sens de quantité); mais il lui est également propre de développer ces stéréotypes le plus souvent aux dépens de l’autre, dans une perspective d’appropriation. On ne se moque jamais de soi-même ou des siens. En général, du point de vue géo-politique, il s’agit du voisin un peu plus à l’Est. Ainsi, les « Balkans » est un concept chargé de négativité dans les Balkans mêmes (de par un désir d’Europe), mais en général applicable à l’autre, supposé être plus primitif que le « nous ». Personne ne pense lui-même appartenir à la palanka, à la _aršija, à la balkanska kr_ma, ni participer à la terevenka, à l’orgie. On dit balkansko blato, la gadoue balkanique, pour plus de précision meurtrière et haineuse. Il s’agit d’une haine et d’une hargne généralisées, non adressées à quelqu’un de précis, mais à tout le monde. Une mauvaise foi matérialisée dans l’air lourd de l’auberge et dans la fange balkanique qui déborde toujours sur les trottoirs des villes, même les plus européennes, de sorte qu’il faut y porter des chaussures à semelles épaisses. Il s’agit d’une société encore présubjective, ou plutôt d’une ou de communauté(s), et dont la subjectivité revendiquée se forgera par l’agressivité. La kr_ma, le trou en question, existe en milieu encore peu ou marginalement urbanisé, là où la ville et la campagne se chevauchent, et dans un environnement peu cosmopolite. Son espace est là où dominent les idéaux d’une petite bourgeoisie en mal de devenir ou apparaissant surtout en son propre imaginaire, frustrée dans ses ambitions, limitée par des horizons locaux, tribale et patriarcale dans ses loyautés. C’est le lieu d’origine des malentendus, des combines et des complots sub-politiques. Bar-café-auberge, la kr_ma est aussi un lieu de grossièreté, malfamé, et le point de rencontre d’un demi-monde déclassé et désorienté. Le concept de la kr_ma, où le charme slave fait fureur, n’est pas (encore?) vraiment recouvert d’une auréole d’exotisme folklorique. C’est le lieu de la terevenka, de la soûlerie sans mémoire. C’est dans la kr_ma, en tant qu’état d’esprit, que la _aršija remplace le peuple-sujet en se dotant d’une fierté « héroïque » imbibée de fantasmes masculins: les fille tchèques ne portent pas de culottes et Prague est un paradis érotique; les Allemands, les Tchèques, les « autres », en tout cas, boivent de la bière et manquent de virilité; à « nous » donc, peuple masculin, de rétablir l’ordre y compris chez les autres, c’est à dire de renouveler la substance même de l’humanité qui n’est que masculinité, c’est à dire l’érotique spécifique de
la tribu. A ce sujet, Radomir Konstantinovi_ écrit encore: « [...] il est impossible de revitaliser la capacité érotique de la tribu; pour la renouveler, il est nécessaire de reproduire l’unité entre le monde et le Je, une unité tribale de la conscience, [...] et ceci sur la route vers la tribu en tant que « peuple »; celui-ci, pris dans la ronde de son unité, se voit avec l’envie de cet esprit sinistre de l’individualisme et par son oeil comme l’incarnation même du paradis perdu. Toute tentative de retour à ce « peuple » révolu comme à cette ronde enjouée est toujours, partout, sous le signe de la violence, y compris sur le plan érotique [...]. Le conséquent retour de l’esprit du « peuple » (…) est, de ce fait, nécessairement exprimé par l’apparition de la pornographie. [...] Le Peuple, vers lequel on aspire ici comme vers un symbole de cette unité, est la garantie de cette violence, ainsi que de cette pornographie. Le Peuple est la garantie de cette pornographie, et son avenir consiste en ce qu’il devient, inéluctablement, un Peuple pornographique. [...] Si la conscience individuelle, et la conscience d’individualisme qui en résulte, n’a point franchi le chemin entre la banalité asexuée (par une défense de l’érotique universalisante) et cette pornographie, c’est qu’elle n’a pas tenté de renouveler le Peuple [...] » (pp. 332-333);
Le film Underground d’Emir Kusturica, Palme d’or à Cannes en 1995, ne parle que de cela. Il dépeint bien l’atmosphère de la balkanska kr_ma, en y réduisant les Balkans et même le monde dans leur ensemble. Il n’est certes pas le seul contribuant à la constructi on ducliché de l’auberge balkanique, où kr_ma égale Balkans. Il s’agit d’un film de « desperado ». Le déclin était déjà annoncé dans son précédent, Arizona Dream : le réalisateur ne sait pas vers où il va, ce qu’il veut montrer, n’a pas une seule idée à présenter. Te souviens-tu de Dolly Bell? avait été un excellent premier film, attendrissant, de Kusturica. Et on a dû défendre devant des apparatchiks socialistes outrés Papa est en voyage d’affaires. Une logique enfantine, de premier regard sur le monde, un humour très local, sarajevien et universalisable, comblaient ces deux premiers films heureux. Le Temps des gitans regorgeait déjà d’ambition illimitée et d’images féliniennes spectaculaires, grande réussite d’un talent certain et non cultivé, trop précipitamment célébré. Mais ce fut déjà le début de la chute, car à partir de là, ayant trouvé son type de magie, Kusturica se répètera et se citera lui-même à l’infini. Tant qu’Abdulah Sidran, l’écrivain de Sarajevo, avait été son scénariste, Kusturica n’avait pas à craindre la dispersion,
la décomposition. Mais, ayant fait les choix qu’il a fait, peut être par manque d’imagination politique, Kusturica s’est retrouvé seul, avec personne pour ramasser son trop-plein d’ambition, de violence comprimée et de sentiments. Le réalisateur possède un don cru, sans excès de culture, pas tout à fait ingénu, et doté d’une énorme force créatrice. Le courant culturel sarajevien duquel il provient, et que d’autres que lui ont su manier avec bonheur sans tomber dans les stéréotypes, est d’ailleurs appelé le « nouveau primitivisme ». Que n’a-t-il su le cultiver, se former? Qu’à cela ne tienne. Il a ses effets cinématographiques sensationnels, qui suffisent à épater beaucoup de monde. L’eau, version remake de Tarkovsky, est présente dès Le Temps des gitans. Les dindes ou oies volantes, les plumes, les jeunes mariées de même. Les fêtes colossales et bruyantes, festins interminables, de la grande bouffe copieusement arrosée d’alcool,
la terevenka. Les incendies apocalyptiques. La magnifique musique de Goran Bregovi_, qui a bercé des générations de Yougoslaves dans un style particulier de folk-rock. Après Underground, cette fresque exubérante du stéréotype de l’auberge balkanique, on a l’impression qu’il ne reste à Kusturica que le choix de se tuer. Il n’arrive pas à terminer le film, qui prend le hoquet vers la fin, qui est trop long de moitié, et n’en finit pas de ne pas finir. Il se donne pourtant à plusieurs reprises l’occasion de le terminer. Comme un disque rayé. On aura tout vu, durant ce film moralisateur, surtout l’ébauche, la corruption, l’immoralité dans cette guerre (balkanique) de tous contre tous à l’image de l’auberge balkanique prise à la lettre comme diagnostique de toute la société et entendue comme une fatalité, où donc personne n’aura à répondre de ses faits puisque tous sont fous, que nul n’est responsable et que tous sont renvoyés dos à dos. De quel point de vue ? En effet, si tous sont responsables, tous ne le sont pas de la même manière, et tous ne sont pas également coupables. Comme d’autres simplificateurs aux certitudes toutes faites, il fait l’amalgame des Yougoslavie et rend la dernière seule héritière de la précédente, commune. Dans ce nivelage de tous, ce qui transparaît, c’est surtout une tentative inconsciente (?) d’auto-justification de l’auteur, nécessairement en métaposition par rapport au contenu de son oeuvre et aux attitudes qu’ainsi il juge. On peut le penser excessif ou modéré, selon l’opinion, mais ce n’est pas cela qui condamne le film. Apparemment,
la seule Yougoslavie qui serait restée au moment où Kusturica s’est cru contraint, lui aussi, de choisir dans le menu proposé des divers nationalismes, au lieu de rejeter celui-ci dans l’ensemble, aurait été en effet la dernière : qu’elle fut tronquée, usurpatrice du nom autrefois commun, et donc celle d’une fausse continuité, n’est pas accessible à sa lecture, qui reste sans profondeur. Tous sont pareillement exécrables dans ce film. Surtout les femmes, et puis surtout les Slovènes et les Croates et tutti quanti. Mais les Serbes ne sont pas moins déchus, méprisables, car dépourvus désormais de toute virilité. Le nationalisme et la guerre sont, d’après Kusturica, une fatalité balkanique: ces gens-là ne sont capables de rien d’autre. C’est donc bien fait pour eux. Ils continueront à s’entretuer pour toujours et personne n’est coupable. Cela confirme tout ce que différentes forces d’interposition de l’impuissance étrangère avaient déjà dit pour se dédouanner de collaborer aux diverses « purifications ethniques ». Aucune analyse, aucun regard historique sur les événements dans le film. Le fond historique est faussé par l’ »historisation » arbitraire des événements. Cet « égalitarisme » moralisateur de quelqu’un qui a fait un choix dans le même menu proposé, au lieu de le refuser, est le propre verdict esthétique de Kusturica.
Or, c’est le fait d’évacuer la dimension historique qui permet à Kusturica de fixer son histoire dans le présent éternel d’une apocalypse moralisante infinie où tout sens est perdu, toute valeur est escamotée, et aucune orientation n’est plus possible, et le fait de se procurer par compensation une « indulgence » esthétique (comme autrefois chez les prêtres). Comme dans le post-moderne accompli, si ce n’est le pré-moderne. Ce misérable relativisme moral, politique, mais aussi esthétique, peut également servir à justifier n’importe quel choix politique. Car, si tous sont également coupables, aucun jugement n’est plus possible, et personne ne pourra plus juger les criminels de guerre. L’histoire des Balkans est un magma de guerres intestines de tous genres dans un climat général d’orgie, de dégénérescence de la masculinité en symbole général de la décadence universelle, et de dissolution congénitale. Le comble de l’interminable scène de beuverie et de bouffe, est un acte sexuel particulièrement repoussant, long et pénible à voir, qui met en scène la femme débauchée, l’héroïne, avec le canon du char. C’est par l’écrasement de la dimension historique et temporelle que le réalisateur donne à ces scènes de dépravation, de destruction sans appel et de stupre. Ce semblant d’acte de fondation: fondation de la société dans le crime, dans et par la violence et l’injustice. Kusturica se verra obligé d’opter pour le genre pamphlet en langage cinématographique. Parce que le pamphlet est une simulation de tragédie, un règlement de compte au nom d’une vérité bien établie une fois pour toutes par une collectivité indéfinie, le « on », le « nous », qui se situent dans la continuité indubitable de l’a priori, qui est tout le contraire de l’esprit d’ouverture d’un espace public de débat. Le pamphlet est, dit R. Konstantinovi_, « une tentative d’objectivation de la haine de soi en tant que source du paraître (du hors-existence) par la recherche d’un coupable extérieur ». (33) Comme le juron est un essai d’extérioriser par-delà le langage, le mal que l’on porte en soi. Dans le code de ce langage-là, y compris de ce langage cinématographique, l’apparente imagination infinie, la verbiosité du langage, sa richesse en quantité d’expressions déshonorantes, par exemple, est loin de représenter un trésor d’ouverture. Elle est plutôt telle en fonction d’un bouclage, d’une appropriation, du verrouillement d’un univers par une vérité ultime auto-décrétée. Cette possession du monde, c’est l’agonie. Alors, il n’y a plus aucune issue, et le film interpelle ou met en cause les couches de l’inconscient de l’auteur. Il se maintient dans le creux ( l’ »évidence » de la débauche et de la violence généralisées par le manque d’aboutissement cinématographique de son film), et dans le manque de solution esthétique qu’il lui reste personnellement. Il ne s’agit pas d’un choix esthétique ou politique, mais au contraire d’une absence totale de vision et d’idée, et il s’agit d’un désespoir. Celui-ci est compréhensible. Son inconscient est plus parlant que son langage conscient (et donc l’irrationnel plus que la raison) qui va vers l’entropie, vers le non-sens, le rien-à-dire, qui s’épuise par manque de propos. On retiendra des nombreuses et contradictoires tentatives du réalisateur de prendre position dans ce film et à la fois de l’éviter, qu’il aura seulement soutenu le projet de
la dernière Yougoslavie (en revendiquant pour elle seule la continuité pourtant douteuse), et donc indirectement l’agression en tant que défense. Il ne lui reste alors symboliquement que le suicide, montré en creux par ce film-pamphlet, et qui donne involontairement une clé à la guerre: après avoir exterminé tous les autres, la nation triomphante dans son délire autiste, se suicide. Non, il n’y a plus rien à faire pour Kusturica. Ce film est son adieu esthétique. Ceci est en quelque sorte confirmé par des interviews du metteur-en-scène lui-même, après Cannes, où il déclarait, dans sa colère de grandeur incomprise, qu’il ne ferait plus de films. Mais c’est bien cet aspect psychologique, non pas de la psychologie stéréotypée des Yougoslaves que Kusturica reprend et dont il propose les clichés, c’est bien la retombée et la transposition cinématographique du désarroi psychologique et de l’inconscient de l’auteur lui-même, un bouleversement partagé par tout un peuple (par tous les habitants du pays autrefois commun), qui est, à un second degré, l’aspect le plus intéressant du film, sans que ce soit voulu. C’est-à-dire que la seule chose qui y a vraiment de l’intérêt, c’est le non-intentionné, l’inconscient tissé dans la narration et projeté sur les personnages stéréotypés du film. Un échec cinématographique peut, néanmoins, représenter un intérêt psychanalytique. Alors, sans surprise, il n’y a absolument rien à dire, du point de vue cinématographique, et encore moins sur le plan des idées, de Chat noir, chat blanc.
La ronde fraternelle des jurons
J’avais souvent été fascinée par les sigles qui se répétaient. Que voulait dire chez les slaves du sud « P.M »? Le plus gros mot de tous, le lieu de naissance, le sexe de la mère dit de manière particulièrement grossière, pi_ka materina, et exprimé avec fausse pudeur « envoyer quelqu’un u p.m.« , en ne disant que les initiales. Les jurons en général touchent l’intégrité de la femme, insultent son corps, se moquent de son être, même quand ils sont adressés à des hommes. Ils sont en fait dirigés contre la différence en tant que telle, dont la différence des sexes est le modèle principal. Ils sont culturellement acceptables à tous les niveaux, leur puissance est toujours perçue. Plus ils sont forts, plus ils sont efficaces, comme ces formules magiques qu’ils sont. Ils sont aussi répétés par de nombreuses femmes, et sont alors paradoxalement considérés comme sexuellement neutres, injurieux en principe pour la personne à laquelle il sont adressés, et non pour les femmes en général. Pour tuer le féminin en soi ? Les jurons remplacent le langage par des codes et des formules, l’appauvrissent, prennent la place de la pensée, expriment des désirs, des tendances, des ambitions, de la violence, sans pour autant les articuler et les élever au niveau conscient, et avec d’autant plus de liberté. Avec un sentiment de soulagement. Le juron est comme un excrément de
la parole. Rien n’est plus obscène, lascif ou polluant que ces mots-là. Et rien n’est plus fréquent non plus. Comme les crachats dans les rues des villes balkaniques (et celles du nord-ouest de l’ex-pays n’y échappent pas, quoi qu’elles en pensent), car une très grosse catégorie d’hommes expectore tout le temps en lieu public, et sans rien mastiquer pour cela, comme c’est le cas en Inde, où le pan explique au moins les traces rouges sur le bas des murs. Le juron-crachat relève par contre d’une volonté de dégoûter l’autre, ainsi que de lui faire peur, de le menacer : on injurie, on crache, on menace de pollution magique. De plus, le juron ou l’expression-juron est un code curieusement statique, sans trop de syntaxe, qui tolère moins bien le verbe que le substantif-étiquette que l’on va coller au front de quelqu’un. Le langage du juron nomme pour clouer au pilori et pour dénigrer, se moquer de quelqu’un, en général par des associations naturalistes, faisant appel à la corporalité déchue et méprisée, à l’animalité, et niant
la culture. De même que la violence, car il est violence, le juron essaie d’extérioriser ou d’objectiviser un manque, une souffrance, un sentiment inarticulé que l’on ne sait pas dire. Il se veut, de ce fait, transgression, et la force de cette transgression par-delà le langage et avec accès « direct » aux choses est d’autant plus efficace que la contradiction intérieure (ainsi que le manque de sujet, le manque d’expérience propre) est grande. Le juron est une négation de la mixité et un refus de cosmopolitisme ainsi que, par le droit au jugement suprême qu’il s’arroge, l’expression d’un désir d’ordre et de pureté que tout mouvement contrarie. Le juron fige sa victime par un poison à l’effet immédiat. Le voisinage du dégoût, des puanteurs, de la violence, de la peur et du désir, jamais perdu de vue. On peut aussi en venir aux armes. L’agressivité est latente, l’insulte prête. Mais elle est aussi autodestructrice. Le juron est l’introduction à l’agression physique et accompagne celle-ci. Les jurons sont masculins et ont pour cible le féminin comme autre et impensable. Il n’y a pas de jurons dans l’autre sens. Aucun n’humilie le genre de l’homme mâle, même pas celui qui dit son sexe qui au contraire le glorifie. L’analyse montre que même les plus rares gros mots qui désignent le sexe masculin (au lieu du plus fréquent féminin) sont en fait dépréciatifs de la femme et du féminin, et que la symétrie n’est que formelle. Les femmes qui ont recours aux gros mots, ce trésor des peuple à tempérament « chaud », méditerranéen peut-être, emploient les mêmes, ceux qui offensent leur propre genre en le réduisant au sexe (vu comme dégradant, car féminin). Le charme (slave ?) du patriarcat est tout là.
Et puis le post-modernisme serait également “p.m.” Il a par hasard avec le contenu précédent du sigle homonyme ceci de commun, qu’il lamine le relief de la diversité dans l’unisexe feint, en voulant tout valoriser d’égale manière dans son involontaire relativisme temporel (par l’introduction d’un présent infini comme réalité immuable) aussi bien que dans sa relativisation des valeurs. Le bourg et sa philosophie
Dans des moments d’éveil, je me félicitais, et m’étonnais d’avoir eu la chance d’appartenir à la génération qui aura évité
la guerre. C’est cette veille qui eut raison de moi.
Toute la continuité aurait-elle simplement consisté en cette discontinuité? Le protoplasme yougoslave est à nouveau informe. Quelle forme prendra-t-il cette fois? Question vitale pour cette tranche d’âge qui en est
la pâte. La Yougoslavie s’est effondrée du fait que son idée ne collait plus à sa réalité. Non, elle n’a pas été une fiction, car ses habitants ne le sont pas. Mais elle n’a pas produit suffisamment de formes de pensée, de réflexion spécifique, de rationalité réformée et critique portant sur elle-même. Elle ne s’est pas mise elle-même à l’épreuve. Elle n’est pas arrivée à s’intégrer, sauf superficiellement. Elle n’a pas su, par exemple, tenir compte de l’élément du temps, de la culture ou du travail des femmes, dans sa théorisation de l’autogestion (ce qui aurait certainemnt eu des conséquences épistémologiques, entre-autre). Ceci lui a valu, d’ailleurs, l’aberration de l’abstraction et de l’éclatement le plus incontrôlé – celui dont le Z.U.R. (la Loi sur le travail associé) est l’exemple – par l’hypertrophie du rationnel. L’autogestion était elle-même devenue un concept métaphysique, c’est à dire reporté dans un ailleurs du temps réel, présent ou même futur, alors que cet engrenage métaphysique et cette fuite de la temporalité n’étaient pas du tout relevés théoriquement, au sens d’une philosophie concrète. Elle n’a pas su mettre en valeur la diversité des formes de vie, ni miser dans ce sens sur l’aire culturelle et un travail en profondeur sur les valeurs symboliques. Elle a sous-estimé l’importance des clichés culturels travaillant l’inconscient. Le socialisme yougoslave, tout en n’ayant pas représenté ces années de plomb dont on voudrait aujourd’hui nous convaincre, n’a pas su inventer sa philosophie concrète et appliquée. Il n’a pas su élaborer son paradigme épistémologique, ses formes de représentation, il n’a pas su trouver son ou ses sujets. Il n’a pas travaillé sur sa temporalité propre, n’a pas élaboré sa propre modernité et n’a pas su intégrer sa société. Il est coupable non pas vraiment d’avoir été totalitaire (certains des régimes qui le remplacent le sont plus), mais de n’avoir pas su élever au niveau de la pensée une sorte de pré-conscience ou de pré-concept informe d’une société juste, d’une pensée fortement subjuguée par l’inconscient. Il est responsable de ne pas avoir été à la hauteur pratique, critique, réflexive et spéculative de ses intuitions politiques. Au delà de la responsabilité des intellectuels des différents Memorandum (Académie serbe des sciences et des arts, 1986) et Contribution au programme national slovène (« Nova revija », 1987) ou autres formes de leur collaboration avec les nationalistes ailleurs, il y a une co-responsabilité plus profonde de la pensée en tant que telle, c’est-à-dire l’enjeu de la philosphie créant des concepts. De nouveaux concepts n’avaient pas vraiment été créés, aurait pu dire Gilles Deleuze. Dans un concept et son entourage, tout doit se tenir. Ce ne fut pas le cas. La richesse culturelle du mélange, du multiple, des diversités complémentaires et interdépendantes dont nous disposions dans l’histoire bien réelle, n’avait pas été mise à profit, n’avait pas été cultivée et développée. Nous vivions et avions vécu entre la convivialité et l’indifférence la plus complète aux différences, mais celles-ci restaient non-réfléchies. Et les différences elles-mêmes changent de registre, de proportion, d’investissement émotionnel, politique, symbolique, économique, culturel. Cela, il aurait fallu être capable de le suivre, d’y adapter la vie publique et individuelle, les enjeux politiques, les structures étatiques. Il aurait fallu créer du sens. Cela aurait demandé une analyse théorique et un travail d’invention de nouvelles formes de vie, qui ont fait défaut. Les intellectuels avaient, pour beaucoup, échoué à cette tâche. Ceux qui s’en étaient donné la peine, n’étaient plus entendus. Il était soit trop tôt soit trop tard, et, ceci, par l’écrasement de la dimension temporelle.
Oh, oui, « nous » avons eu des littératures, une cinématographie, un théâtre, de la peinture, de la recherche, parfois, souvent même, remarquables. Rien à envier à quiconque de ce point de vue là. En effet, « nous » ne « nous » distinguions en rien « du monde ». Ce n’est pas l’expression artistique qui faisait défaut, ni même la pensée ponctuelle, ni une participation internationale. Mais « nous » n’avions pas créé beaucoup de concepts opérationnels correspondant à notre expérience de vie et à nos conditions, et « nous » aidant à une analyse qui pourrait porter ses effets sur une réorganisation adéquate des formes de vie, de travail, de gestion, des lourdes administrations d’Etat et surtout, simplement, du symbolique et de la culture de l’espace public. La pensée philosophique, une pensée qui se penserait elle-même au lieu de s’autogratifier ou de se contenter de formules, était insuffisante. Il lui manquait aussi une application politique concrète. Une inquiétante proportion des anciens fondateurs de la plus célèbre des écoles de philosophie (la plus connue à l’étranger) aura d’ailleurs échoué plus tard dans les rangs des nationalistes. La pensée vraiment critique faisait défaut en sa faculté de synthèse, d’imagination, de projet et de mise en oeuvre concrète dans la vie et la culture, et en sa dimension politique. Certains ont certes su l’entrevoir, nombreux en littérature, quelques-uns en philosophie. Des écoles de philosophie avaient amorcé des critiques de certains aspects de notre condition : ainsi le groupe de Praxis pour le système politique, ou bien les lacaniens qui travaillaient sur le langage politique, ou encore la théorie féministe, qui engagea une critique de la tradition patriarcale, en la liant à une critique de l’Etat, de l’autogestion et de
la famille. Et certains autres. Il y eut, par exemple, un groupe de philosophes (de plusieurs républiques) travaillant de concert en philosophies orientales et comparées, aux problèmes de très grande actualité de la différence, des religions, des cultures, non abordés par la société ou par la philosophie académique. Mais la guerre l’interrompit. La quantité n’a pas suffi pour influer sur la qualité, tout comme une classe moyenne, commune et yougoslave n’a jamais réussi à faire le poids puisqu’elle ne s’est pour ainsi dire pratiquement pas établie. Les intellectuels qui se prenaient pour cette classe-là, ne constituaient visiblement pas la masse décisive. La pensée critique des philosophes de Praxis, souvent courageuse dans ses expressions individuelles, n’a pas à elle-même suffit à créer cette révolution de l’entendement, qui restera manquée. Les praxisiens n’étaient d’ailleurs pas un groupe uniforme. Pour arriver à construire une critique valable reposant sur des concepts en phase avec la réalité sociale, historique, d’organisation (et du travail et de l’Etat), pour arriver, en somme, à un projet de société démocratique dans un sens innovateur, il aurait fallu plus d’ouverture à d’autres sujets, plus de temps également, car un temps objectif « nous » écrasait aussi, par-delà le temps local impensé, et par delà la temporalité philosophique inabordée dans l’élaboration des projets sociaux. Quelques années de plus auraient peut-être suffit à faire le lien. « Nous » n’en disposions pas.
Deuxième partie D’un dedans incertain. L’intérieur d’un extérieur
Désir de latinité, rêve méridional Le nom de Yougoslavie contient, de manière claire et immédiate, le terme de sud (jug). Ce Sud n’est pas seulement géographique, et d’ailleurs, se disposant de biais par rapport au plan méridien, ce Midi est également, dans la modernité, un ailleurs par rapport à l’ennui mortel de la politique, par rapport aux misères de la vie, par rapport à l’espace quotidien et à
la routine. Il relève de l’imaginaire. Ainsi, la Yougoslavie se situe tout entière, en quelque sorte, dans un signe méridional, toute en un désir de littoral. Ce Sud, associé à la mer, définit plus que tout autre chose peut-être l’identité, même lorsqu’on est des continentaux-nés. Beaucoup plus que le terme de « slave ». Tous ne sont d’ailleurs pas slaves, et le nom du pays a toujours pu être entendu comme une insulte institutionnalisée à l’égard des autres. Le sud-et-la-mer, l’Adriatique, définissaient en quelque sorte plus que l’Etat, ou que le régime. « Le pays du chez soi » est celui où des peuples entiers partagent leurs rêves de vacances. La mer, au vague arrière-goût d’une culture latine, de chants dalmates et d’une gastronomie pauvre, mais à la lourde huile d’olive. Dans la réalité insoutenable par définition et d’emblée, déjà existentiellement et non pas simplement politiquement (ou bien, dès avant le politique), l’onde marine représente la part de bonheur. Du poisson avec beaucoup de pain, peu d’épices et du rouge. Dans ce climat ingrat, on attend l’été toute l’année. La Méditerranée, le soleil, sont le rêve de liberté dans tous les sens. Ils sont l’évasion, le support de la perte de mémoire historique. Pendant l’été torride, on arrive presque à oublier le triste temps continental et la réalité quotidienne, à négliger le fait que l’hiver se vengera bientôt. S’il y a des idéaux politiques, des utopies, des u-chronies, des u-glossies, ils portent le goût des bords de mer accidentés aux rochers blancs, des petits ports de pêche en pierres de taille, des pinèdes, des îles innombrables, de l’épais vin rouge (dit « noir ») et du maquereau grillé. Vacances de pauvres souvent, mais massives depuis les années soixante. Vacances où l’on se retrouve, originaires des différentes régions, où les idiomes se côtoient et se comprennent mutuellement.
Des milliers de gens qui n’avaient pas vu la mer avant les années cinquante, rêvent de prendre un jour leur retraite à
la mer. Même le siège officiel de Tito, et la capitale estivale du socialisme autogestionnaire, se trouvent à la mer, dans les superbes îles de Brioni au nord de l’Adriatique, quelque-peu extra-territoriales parce que point-zéro et centre officieux du Royaume. La Croatie devenue indépendante a d’ailleurs renoué avec l’institutionalisation des Iles Présidentielles, elle a repris les mêmes insignes étatiques balnéaires. Le modèle officiel fut, en quelque sorte, lui-même maritime, avec la figure du père fondateur, du libérateur, appelé dans la chanson populaire « Tito-la violette », en uniforme d’amiral resplendissant. Nombre de ses portraits sur le navire gris et blanc du socialisme édifiant et ambulant, sur le pont du bateau Galeb, le Goéland, connu de tous les enfants, affichaient sa figure sur fond de mer et de navigation: « camarade Tito-la-violette-bleue, tu luttes pour les droits du peuple, camarade Tito-la violette-blanche, tu es aimé par toute la jeunesse », chantions-nous enfants. Et vogait le petit navire jusque dans les pays frères. Cet amour politiquement induit n’était pourtant pas feint alors pour les fiers pionniers que nous étions. Mais bientôt l’image du père sauveur s’est quelque peu effritée, d’autres tout aussi usurpatreurs, sinon plus, sont venus le remplacer.
Des générations du « peuple travailleur », expression qui définit à l’époque du socialisme par delà les nationalités, partent en famille dans des coopératives de vacances à la mer pour remplir leur piles jusqu’à la saison suivante. Les enfants y sont envoyés en colonies. La nation entière apprend à entendre le repos comme un droit essentiel où l’homme se ressource. Ceci n’est en contradiction qu’avec une seule chose, pour les employés et les ouvriers ne bénéficiant pas de prime ou de régime spéciaux de retraîte : le peu de journées des congés annuels. Ceux-ci ne sont que de douze jours ouvrables pour les débutants, et augmentent parcimonieusement avec l’ancienneté. Certes, tous ne vont pas à la mer, tous n’ont pas cette chance. Mais presque tous en rêvent. Il devient, à certaines époques, moins cher de partir en vacances à l’étranger, par exemple à la mer en Grèce, ou à la montagne en Autriche, mais cela ne change pas le rêve. C’est un rêve familier d’ailleurs et d’autrement. Et depuis longtemps, les vacances sont associées également au tourisme de « shopping » qu’elles permettent souvent. Ainsi deux semaines de vacances à la mer peuvent-elles permettre un jour de courses à Trieste ou à Bari, donc en « Occident ». La côte représente l’ouverture sur le monde. Le Sud, le fait d’être du Midi, compense le fait de ne pas être Latin. Dans certains de nos idiomes, les termes italiens, déformés par le dialecte de Trieste, foisonnent. Les Italiens ou les Digi_i (terme argotique croate-continental dérivé de l’impératif italien dica, « dites ») sont en quelques sorte, et surtout dans l’Ouest du pays, les « autres » les plus familiers. A tel point que l’on utilise pour les nommer un diminutif presque affectueux, un tantinet moqueur.
En « Italie » donc (on aura compris qu’il ne s’agit nullement de l’Italie réelle), tout est comme « à la maison », mais en plus grand et en meilleur. Et lorsque l’on va en Italie, on se sent plus chez soi que chez soi, comme en une patrie modèle et d’élection; la copie n’étant pas forcément conforme. Le « sud » est cette patrie intérieure et intime, cet été anxieusement attendu pour nous libérer de la grisaille, reconnue ou non, du socialisme « à visage humain », plus ou moins démocratique, celui qui fascinait tant les étrangers de 1968. Pour les Yougoslaves cette année-là avait été le début de la désillusion, l’année en laquelle l’ »Italie » commença à devenir de plus en plus extérieure. Des chercheurs étrangers épatés venaient à toutes sortes de colloques d’été à la mer, rencontres officielles et sur l’autogestion, des rencontres auxquelles des intellectuels yougoslaves indépendants n’avaient pas accès ou, d’ailleurs, ne seraient pas venus. Ces savants étrangers étaient les chantres de l’autogestion, communistes plus ou moins réformés et « dédogmatisés », s’accrochant à leur dernière utopie, souvent prêts à croire les vérités officielles plus que la critique de leurs collègues locaux écartés du débat par souci d’uniformité.
Désir de monde et rêve de l’étranger
Un autre rêve partagé par la plupart des Jugovi_i, Yougoslaves, reste celui de l’étranger. Cet étranger, durant la guerre froide, est presque exclusivement l’Occident, auquel il s’agit de ressembler le plus possible et d’avoir recours. L’URSS, au contraire, fait peur depuis le défi de Tito en 1948, et est ressentie comme une menace constante. Dans sa forme la plus dénudée et la plus désolée, l’Occident est incarné par Trieste, croisement mythique de tous les désirs, de toutes les routes; plus tard par Graz, mais celle-ci sans le mythe. Trieste qu’ont partagée, chacun à sa manière et depuis toujours, les Italiens et les Yougoslaves, vivait de la distribution de la guerre froide, de la séparation donc. L’ambiguïté du mot français de partage sied bien à cette ville mythique, lieu de naissance d’une grande tradition littéraire. Trieste l’italienne incarne Trst, la yougoslave, son autre visage, inséparable et au nom imprononçable heurtant l’oreille latine par son délire de consonnes. Ceci fait aussi bien son italienneté que sa yougoslavité, dite simplement « slava », ici. On est des Slaves pour les Italiens, même quand on ne le revendique pas particulièrement. La slavitude n’a pas toujours été très loin chez les Slaves du sud du vingtième siècle, même si elle eut un glorieux passé d’attaches politiques, ainsi que vaguement culturelles et nominalement religieuses antérieures, surtout situé vers l’Est du pays. De par la modernité, on a souvent voulu l’oublier. La slavitude est une composante du passé chez les Serbes et les Monténégrins, puis elle a été quelque-peu réanimée par les espoirs russes de cette dernière guerre, se confondant parfois avec l’orthodoxie. De nos générations, cependant, la latinité avait été beaucoup plus dans l’ensemble du pays une ambition culturelle, se fondant avec le modèle occidental moderne, bien que le pan-slavisme eut été aussi, à sa manière et en son temps, porteur d’une certaine modernité, de la même façon qu’il ne peut désormais être qu’un anachronisme. Le rêve d’étranger et d’altérité, porteur de contradiction au sein même de la revendication d’une identité propre et sans faille, est peut-être un rêve constant de l’humanité. Il ne caractérise point telle ou telle société, tel ou tel système particulier. Il se fait plus pressant, nostalgique, sentimental, kitsch, plus désolé et axé sur la fermeture plutôt que sur l’ouverture, dès qu’il se niche dans un milieu stagnant. C’est le rêve d’Amérique de l’émigré économique, mais également l’espoir désespéré de l’exilé politique, de l’exilé intérieur, ou du réfugié de guerre. Il est la conscience malheureuse, inconsolable, de celui qui « sait » qu’il n’y a pas d’issue, qu’il n’y a pas d’ailleurs, mais qui ne peut néanmoins s’empêcher de les chercher. Ce rêve permet l’oubli.
Dans la demi-société bourgeoise, la société en devenir qui ne se sera jamais tout à fait accomplie, il y a un soupir ardent pour ce que l’on ne possède pas, avec un imaginaire spécifique. Un lieu, un temps hors du temps, qui échapperaient à la dégradation escomptée du lieu connu (lieu commun) et du temps de tous les temps, représenteraient cette aspiration à une existence vraie, finalement vraie, grâce à laquelle la vie est ailleurs. On a d’autant plus besoin de ce rêve-là, que la propre existence n’est qu’une apparence, puisqu’on n’en est pas sujet et qu’aucun sujet ne s’y retrouve jamais lui-même. L’individu reste toujours en deçà, objet de sa propre existence dams laquelle il n’a aucun pouvoir de décision. Alors, le rêve officiel dont l’individu est la matière, et qui est rêvé par les adultes-les-majeurs-les-hommes (les femmes étant des mineures éternelles), qui est rêvé par les fondateurs de l’Etat et du système socialiste, ce rêve de bonheur anticipé et promis, crée néanmoins sa contrepartie. Il produit un rêve d’ailleurs, de monde, d’évasion. Celui-ci est rêvé par l’individu « fils », prédestiné à jouir du bonheur absolu et indiscutable. Il se trouve officieusement préfiguré dans les marchandises de consommation venant de l’étranger, parfois en contrebande. Le “désir d’ailleurs “(Fernweh) a une histoire très longue chez les peuples pauvres qui pratiquent l’émigration. Cet ailleurs, certains sont revenus en témoigner. Oncles ou pères d’amis, émigrés en Australie ou aux Amériques d’avant la Deuxième guerre, en avaient parfois parlé. Après la guerre, la seconde et mondiale, des paquets arrivaient de l’étranger, portant du fromage orange en conserve, du lait en poudre, du savon, et des objets inutiles comme on en envoie aujourd’hui aux parents et amis en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo. Depuis la moitié des années soixante, le rêve d’un ailleurs prenait souvent l’allure d’un oubli et la forme concrète de l’Allemagne ou de la Suède (comme autrefois l’Amérique), principaux pays de l’émigration économique récente. Les exilés n’étaient jamais vraiment partis, même s’ils restaient dans leurs pays d’accueil pendant vingt ou trente ans, même s’ils y mouraient. Chacun a des parents à l’étranger. Ils réapparaissaient l’été, ayant gardé intact ou plus fort encore le désir du Sud. Ils construisaient leur maison au pays, même s’ils n’allaient jamais y vivre. Ils rapportaient l’argent durement gagné, ainsi qu’une connaissance et un désir de « monde ». L’expression « de par le monde » était comme un appel à la connaissance et à la sagesse ultimes, preuve divine (puisque de l’extérieur) de la rectitude de celui qui parle. « Dans le monde » s’opposait à « chez nous », l’expression « dans notre pays » désignant en général le primitivisme ambiant, l’inefficacité, le manque de savoir-faire et la misère de la politique quotidienne. « De par le monde » tout était toujours bien meilleur que chez nous. La dépréciation du propre était à égalité de la fierté, par dépit, du propre et à égalité du patriotisme. On faisait appel soit à l’un soit à l’autre,en fonction des circonstances, mais en général dans le même esprit. Jamais « de par le monde » ne représentait, par exemple, les pays du socialisme réel. On ne se comparait jamais à eux. On se croyait meilleur. Tous, qu’ils soient pour ou contre le régime, s’accordaient à penser que chez nous tout était différent, bien meilleur qu’à l’Est, mais bien pire qu’à l’Ouest, et loin d’être comme « dans le monde ». Le désir vacancier de latinité en était une forme plus domestique.
Les significations se sont inversées depuis cette toute dernière guerre. Car il y a quelque part « dans le monde », soudain, un complot général contre « nous » (la Serbie, ou la Croatie). La théorie du complot, chérie autrefois par les communistes et l’Etat, est maintenant beaucoup plus répandue encore, reprise par les Etats nationaux et nationalistes. Une certaine méfiance et une réthorique anti-occidentale se font jour dès lors que l’Occident n’a pas embrassé ou soutenu dans toute leur étendue les rêves nationalistes, qu’ils soient croates ou serbes. Qu’il l’eut fait en partie ne suffit pas. L’attitude courante d’aut-aut ne supporte pas les nuances. Le rêve oriental d’un Orient qui ne se reconnaît pas
L’Orient commence en tout point, tout comme l’Occident, grâce au piège de la terre ronde. Mais on ne l’aura jamais assez appris. En Europe, l’Orient ou l’Est (nuances), commence symboliquement toujours à l’Est de chez soi. Parfois dès le village prochain, parfois dès le pays voisin. Il commence à Venise, très visiblement en architecture, ainsi qu’à Naples qui ressemble à s’y méprendre à Bombay. Il commence à … Domodossola, où les policiers suisses faisaient descendre du train de potentiels travailleurs saisonniers yougoslaves ou turcs qui avaient pourtant acheté leur billets jusqu’à Paris, par précaution, pour feindre le tourisme, le transit et
la nonchalance. Il commençait en tous les points le long de l’Orient-express tant que celui-ci était viable. Il commence à Chinatown n’importe où, comme à Lorient sur cette côte tout occidentale. En Yougoslavie, l’Orient commençait en général à partir de la première république fraternelle à l’Est ou au Sud, quand on le voulait méprisant. Et cependant, l’Orient intime, interne, intériorisé, circonscrit, celui-là reste en tout lieu toléré. Non seulement dans la modernité yougoslave qui a fait que les Kosovars et parfois des Macédoniens ont monté des pâtisseries et des boutiques d’argenterie filigrane très appréciées dans chaque ville, chaque bourg et village jusqu’au dernier bled perdu, mais également dans certaines nostalgies culturelles pas toujours avouées, mais fortement enracinnées: le café, la musique, les ustensiles, les tapis, certaines boissons, de nombreux petits plats connus de tous, une certaine architecture, un rapport au temps, un rêve d’ailleurs, une partie du vocabulaire et, parmi les coutumes, souvent, entre-autres, celle de se déchausser en arrivant chez quelqu’un, ajoutant ainsi à l’impressionnante et nullement dissimulée exposition de chaussure à l’entrée de l’appartement. L’Orient intérieur était aussi pauvre que le rêve sentimental, périmé, en avait été autrefois flamboyant. Il avait été saigné par la grisaille du socialisme réel, à l’image des bazars, orientaux dans leurs intentions mais non plus dans leurs étalages, car le système avait réussi à étouffer l’artisanat. Il sautait aux yeux qu’il s’agissait d’une mauvaise copie même là où des nostalgies orientalisantes restaient inavouables. Certaines régions, bien sûr, sont demeurées ouvertement « orientales ». Ainsi, le dédale de ruelles, les étales de graines de toutes sortes, qualités et couleurs, les marchandises inconnues dans certains souks (sokak), les terrasses de café en général, dans certaines villes, sans femmes si ce n’est quelque rares étrangères ou universitaires. Mais ce rêve-là, en général, était sensiblement pré-moderne, et donc volontiers refoulé. La mémoire turque avait été perdue depuis, et du haut de, la modernité socialiste seulement. Mais l’anti-européeanisme anti-moderne latent la gardait dans l’antichambre. De toutes ses affinités orientales, un Yougoslave ne se rendait compte parfois que lors de sa première visite à Istanbul, où il découvrait avec stupéfaction que les langues étrangères les plus parlées dans les bazars sont le macédonien et le serbocroate (dûs aux épurations ethniques précédentes). Là, un Orient abondant et glorieux lui faisait reconnaître la part qu’il doit, dans son identité culturelle, à l’Orient turc, à la Méditerrannée latine et grecque, en plus de l’élément hongrois, autrichien, ou slave. Le un, ici, est déjà multiple, les composantes en général ignorées dans l’indifférence intégrante. La Yougoslavie était composée par ces ailleurs historiques, ces cercles de traditions différentes: culturellement albanais pour les Kosovars, hongrois pour les Magyars, en partie allemands ou autrichiens pour certains Croates continentaux et pour des Slovènes. L’italianité avait, quant à elle, une dimension en plus, la dimension balnéaire contemporaine. Mais il y a comme une politique de la reconnaissance presque autonome quand elle se déchaîne depuis la mémoire trafiquée faisant appel à l’ »origine ». L’affinité orientale vitale et réelle cède alors la place, dans ces rêves de refondation par l’Un et sans l’Autre, dans des délires pseudo-byzantins (de certains Serbes), ou dans des obsessions pseudo-iranniennes, persanes (de certains Croates). Les uns comme les autres font appel, dans ces patries d’élection, à un temps prémusulman, chrétien-originaire pour les uns, aryen pour les autres, pourvu qu’ils n’aient pas à reconnaître de parenté réciproque. Dans les deux cas, l’appel à l’histoire ou à la tradition est abusif. Ces rêves autistes n’ont rien à voir avec l’expérience de vie commune. Ils sont la tentative de justification de la violence envers autrui. L’affinité politique entre les nationalistes serbes et grecs supplantera cette nostalgie d’une vie urbaine pseudo-byzantine qui, en fait, n’a jamais existé.(34) L’hallucination proto-iranienne croate se limitera au champ « historique », et trouvera plus difficile d’escogiter des affinités plus récentes. La culture n’est plus simplement un bien sur le marché, mais elle est aussi une marchandise bien maquillée dans le nouveau commerce des sentiments identitaires. Une fiction ou une folie historique peut fonctionner comme un crédit, une promesse de bonheur à venir et produire l’illusion d’un paradis, d’une démocratie « nationale » déja atteints, mais dont les violences seraient bien réelles. Le culturel perd dans une certaine mesure son autonomie précédente par rapport au social, et devient à la fois l’instrument et le champ de bataille des replis dits ethniques ou nationaux. Cependant, l’Orient reste un lieu d’altérité, comme l’Est, qui en est une forme. C’est un lieu d’eros, de danger, d’absence de transparence, de mystère, parfois de magie. « L’Orient semble faire partie, dit Clara Gallini, d’un imaginaire submergé qui circule beaucoup plus que ce que nous pourrions attendre à première vue, qu’il faut chercher et reconnaître mais qui, une fois trouvé, stupéfie justement par sa consistence. Jamais central, mais périphérique, jamais primaire, mais secondaire, il tisse ainsi la trame d’un discours qui nous est très familier, et duquel cependant il ne vaut pas la peine de parler. C’est en fait un stéréotype non valorisé (même pas en négatif) mais fort, et pour cela actif à notre insu. (…) Exotisme de manière, il reflète premièrement non le visage des autres, mais le nôtre (et voici le sheikh blond…). » (35)
Le rêve maritime jusque dans le coeur du politique Jug voulant dire « sud », Jugo signifie le vent du Sud, le sirocco. Vent du « large », large qui voudrait dire široko (mais l’adjectif ne dit pas le vent), chose que l’on ne dit pas de lui, puisque l’horizon maritime se dit pu_ina, « ce qui éclate ». Ce vent doux et lourd chargé de nuages aux parfums de sucreries orientales, porteur de pluie et d’angoisse. Vent de l’immensité, aux couleurs grises et dorées de vagues alternant espoir et désespoir. Espoir par le redoux inattendu même lorsqu’il souffle l’hiver (ô, combien plus dangeureux alors qu’en été!), désespoir pour
la grisaille. Chaleur soudaine et bienvenue, avec promesse de mauvais temps de longue durée. La douceur enivrante fait perdre de vue la catastrophe qui va suivre, par le désir qu’elle réveille. Le Jugo met en scène des images ténébreuses de grande agitation maritime et psychologique. Les paysages sombres de tempêtes maritimes du peintre Crn_i_. Ce vent porte à l’intérieur du pays le songe latin de l’été prochain, les souvenirs de l’été passé, vent languissant de soupirs climatique, amoureux, gastronomique, rappelant le parfum enivrant des pins maritimes et des chênes verts pendant les sécheresses précédant les incendies estivales. Evoquant le rocher blanc et la terre rouge du karst, les marines aux barques blanches et aux voiles couleurs de drapeau.
Le drapeau lui-même aux couleurs estivales, avec l’étoile rouge contrastant au milieu, drapeau dont l’origine russe et donc slave est aujourd’hui offusquée dans la plus grande partie de l’espace yougoslave, nonobstant quelques poches de nostalgie slave tenace. Omniprésent, ce drapeau, comme dans beaucoup de pays du Sud (Sud dans le sens géographique, mais également politique). Trop de drapeaux, trop d’emblêmes, un excès d’héraldique, trop de police, trop d’armée, trop de présence de l’Etat. Trop d’Etat en vue de l’idéal avancé du dépérissement de l’Etat, trop de communautés aussi, et trop peu de société. Ces emblêmes, sigles, dénominations, sont ambigus. Ils se maintiennent par delà les régimes, changeant à peine, devenant seulement encore plus kitsch. Et par delà l’Etat, les étandards, les armoiries, réapparaissent liés aux communautés et aux ethnocraties en mal de nation et désireuses d’Etat bien à part, « pur » et clos. Mais Jugo, signifiant le Sud, le vent en biais du large, et tout ce qui fait référence au point cardinal, est en même temps la première partie du nom de l’Etat, et figure pour celui ci, jusqu’avant cette dernière guerre balkanique. Ainsi la voiture fabriquée dans l’usine Crvena zastava (le Drapeau rouge) de Kragujevac porte le nom de Yugo (forme écrite à destination de l’étranger). L’intention de ce Yugo-là était certainement d’évoquer l’Etat, n’empêche qu’il signifie surtout le (vent du) Midi. Tout était « Jugo », dans ce pays-là: la banque, Jugobanka; l’entreprise Jugoriba, « yougo-poisson », pour une coopérative de pêche et de commerce; une firme de transports, Jugotransport; une usine de produits en plastique, Jugoplastika; les produits, des yougo-produits consommés par des « yougovitch ». On avait fabriqué de cette manière une sorte de « naturalité » à l’Etat. A force d’usage, elle était devenue politiquement indifférente. La naturalité était également garantie au niveau du contenu, par le concept de peuple, narod. Le narod, signifiant en partie peuple et en partie nation vient, comme ce dernier terme dans son origine latine, du verbe naître. Le narod est
la progéniture. La société et les individus ont grandement intériorisé le rêve méridional, en partie mercantile, de la grande bleue au soleil brûlant du Sud. Cette contextualité supposée « naturelle » de l’Etat et de la société fait cependant également appel à certains sentiments d’appartenance commune, au patriotisme général, celui de se sentir un Jugovi_, et est propice à l’existence d’un totem officieux : l’étoile rouge. Avec la représentation de l’Etat « naturel » (tout aussi absurde que le concept d’ »Etat artificiel », appliqué avec insistance à la Yougoslavie depuis sa disparition et pour l’ »expliquer »), vient l’image du peuple en tant que mineur : le peuple doit encore devenir adulte, il doit apprendre. Il doit s’européaniser, il doit réintégrer le Tout au sein duquel il appartient sans en être conscient (ce sein étant le « monde entier »). Le rapport de la mère-Yougoslavie aux filles républiques était le même : l’immaturité constitutive de celles-ci (comme du peuple) ne devait pas leur permettre de faire usage du droit de sécession, pourtant inscrit dans
la constitution. Il y avait même une gradation de « maturité » du peuple : les « nations » seules, et pas les « nationalités »(36), auraient eu en principe le droit à la sécession, et étaient donc plus mûres. C’est ce principe qui déclancha le conflit. Ainsi, le patriarcat prévaut sur l’égalité proclammée des sexes. Car le fait de maintenir quelqu’un dans l’irresponsabilité de l’âge mineur est, sans aucun doute, le principe même du machisme patriarcal. La coutume voulant que les femmes, en dépit des droits qui leur sont formellement et abstraitement accordés mais réellement retirés, soient également considérées comme des mineures, fait partie du même paquet.
Le drapeau yougoslave et les drapeaux des six républiques, contiennent l’étoile rouge, espèce de signe maritime, d’après le curieux animal familier des grandes vacances, que nous avions en sympathie. Notre totem, d’après l’écrivain Bora _osi_. Quantité d’entreprises et de produits s’appellent l’Etoile rouge, de manière que cette étoile, emblême des communistes, apparaisse en tous lieux, et indépendamment du drapeau. Trop souvent, jusqu’à la nausée peut-être. Les banderoles nationalistes, d’ailleurs, s’en débarassèrent à la première occasion, mais certaines, la croate, la slovène, la macédonienne, se donnèrent de nouveaux symboles du Midi ou maritimes. L’étoile avait été portée fièrement par les partisans antifascistes de la Seconde guerre mondiale, puis posée (mais ceci fut le cas ailleurs également) au sommet du sapin, décoré le soir de la Saint-Sylvestre, prudemment entre les deux Noëls, orthodoxe et catholique, vers mon anniversaire qui tombait au bon moment. L’étoile fut aussi la toute première esquisse géométrique, fascinante, de tous les enfants : il fallait savoir la dessiner d’un seul trait sûr et rapide. Au moment de l’apprendre, c’était une question de prestige entre gamins de savoir qui la dessinerait le mieux et le plus vivement. Elle est également posée sur les bonnets blancs des pionniers à l’école, assortis d’un petit fichu rouge au cou. Bien que j’eusse des photo d’enfance dans cet accoutrement et avec l’astérie sur le front, j’ai dû sans doute rater la promotion scolaire en pionniers avec les autres, ou alors elle n’eut jamais lieu, car je n’ai aucun souvenir de la moindre cérémonie ou du moindre encadrement, sauf le scolaire, à cet âge-là. L’étoile rouge signifie en quelque sorte la mer-patrie, car la mer incarne le meilleur du pays dans les esprits, le doux pays estival. Elle figure jusque dans des noms d’institutions bien continentales, par exemple un club de football de Belgrade, l’”Etoile rouge” (lié, il est vrai, à une tradition nationaliste). Avec le pays et ses insignes, l’animal totémique, premier maillon dans la lignée nationale et en principe masculine, a disparu, et avec lui la filiation entière. Il restait seulement à en manger les sardines en boîte. Car l’animal totémique a ceci de particulier – il pourrait se trouver stérile et liquider la lignée à rebours. Si le totem se révèle infécond, l’existence de ses descendants aura été fictive, d’une fiction établie a posteriori. C’est le cas des Yougoslaves de la deuxième ancienne Yougoslavie, celle de 1945-1991 : privés de nom, ils ne sont pas agents, ils n’existent plus, jusqu’à disparaître non seulement du présent, mais même du passé, car l’on ne peut plus se dire Yougoslave ou être né en la Yougoslavie d’alors. Il faut désormais avoir été né en Croatie, Slovénie etc., même si c’était du temps de
la Yougoslavie. L’étoile rouge aurait été l’origine et la fin d’un peuple qui n’aurait jamais existé qu’en fiction, dans tous les sens. La boucle de cent ans de solitude des enfants de minuit aurait été bouclée, par une contraction temporelle sui-référentielle de l’histoire qui s’auto-élimine à rebours.
Je me demande encore si je suis une fiction. Le temps d’une narration est révolu, des voix se sont tues ou ne sont plus entendues, d’autres récits prennent la relève qui soutiennent d’autres identités. Nous sommes une espèce en voie de disparition. Mais ce n’est pas la faute de l’étoile de mer.
Non, l’astérie n’est pas à proprement parler stérile. Mais, c’est une espèce qui, quoique les sexes en soient bien différenciés, se multiplie sans contact physique. La femelle émet quelque deux millions d’ovules, que le mâle asperge de sperme. Coopération en parité, impensable dans la filiation nationale qui est nécessairement patriarcale. Ils sont à égalité, chacun projetant vers l’extérieur la matière vitale propre à son sexe. Les larves se développent par la suite indépendemment des parents. Ni amour ni haine, ni attraction ni rejet, aucune passion, et une fécondation qui ne demande pas de sacrifice mais exige une coopération infaillible et au-dessus de tout soupçon dans l’intérêt de tous. Théoriquement, elle peut avoir ou ne pas avoir lieu. En tous cas, elle n’est pas récupérable au profit d’un cliché de hiérarchie et de soumission symboliques. Le manque amplectif fait que la reproduction de l’espèce reste symboliquement aléatoire et fortuite. Avec ou sans étoile de mer, il n’y a, à première vue, pas eu de vraie cohésion dans cette mécanique sexuelle dépourvue de passions. La symbolique peut être interprétée des deux manières: du côté de l’individu, et si la reproduction est soulignée, alors oui, il s’y produit une lignée aux généalogies mâle et femelle égales; c’est un point de vue holistique. Côté collaboration et interdépendance des individus (dans le sens de leur survie), rien ne les voue l’un à l’autre puisqu’il n’y a pas d’émotions; rien, si ce n’est une responsabilité partagée pour continuer l’espèce composée de deux. C’est là un point de vue réductionniste. L’étoile peut rallier comme elle peut défaire. C’est en quelque sorte un totem non-contraignant, ou un pseudo-totem. Adopté en cours de route. Nous ne savons même pas si nous en sommes les descendants. Bien sûr, cette fiction maritime en terre ferme a été entretenue et nourrie par la guerre froide. Elle a aidé à supporter l’absurde, à contourner le rêve officiel. Elle n’en est pas moins le songe de générations. La guerre froide assure
la séparation. Mais par delà cette répartition, et involontairement pour ainsi dire, elle a aussi nourri l’autre partage plus généreux, celui de la complémentarité, de l’ouverture et de l’inclusion. Plus généralement, ce désir de Midi était venu avec un rehaussement sensible du niveau de vie. La modernité avait été véhiculée par le socialisme, sans qu’il y eut là contradiction. Pour le bien et pour le mal, ces deux choses n’avaient pas été contradictoires dans le pays Yougo. La modernité voulait dire en même temps l’Occident, et la globalisation du Coca-Cola. Nous en buvions. Mais nous buvions aussi cette boisson que nous pension italienne, qui en tout cas porte un nom italien – la bevanda : vin rouge à l’eau plate, impensable en Italie. D’autres buvaient le špricer (Gespritzter, vin blanc et soda). Il se passa la même chose que pour les pays du Tiers monde : le post-colonialisme et, en Yougoslavie, la période d’après la Guerre de libération populaire (la Deuxième guerre mondiale), apporta l’indépendance et la globalisation de l’Occident en tant que modèle universel de modernisation. L’exclusion produit aussi l’ouverture. Il s’agit d’une contrainte contradictoire.
Le rêve de la mer et du Sud est transporté vers l’intérieur du pays, sur le continent, dans les déplacements, dans les relations. Toute ville a au moins une auberge, un hôtel, un cinéma du nom de Jadran, Adriatique, ou du nom de Split, Dubrovnik, Ribar, etc. Jadran, plus rare, et Jadranka, assez commun, sont des prénoms respectivement masculin et féminin. L’été, et particulièrement la nuit, les terrasses de café et les jardins des restaurants de Belgrade, de Sarajevo ou de Zagreb sentent le jasmin et la mer, et les conversations l’évoquent. Les soirées finissent toujours par le chant. Des chansons du Sud, des Suds différents, mélancoliques, sont toujours à l’ordre de la nuit, macédoniennes, dalmates, bosniaques. Et puis la côte est historiquement et culturellement latine en grande partie. Vénitienne. Même si, à Venise, où la Riva dei Schiavoni soude et rappelle l’unité entre le nom que l’on nous donne et le terme pour esclave.
La mémoire de la Yougoslavie d’alors, celle de 1945 à 1991, n’est en grande partie que ce souvenir onirique depuis un lieu (lui-même hétérogène) et vers des directions variées et interchangeables, que l’on pourrait résumer par le « Midi », un Midi surtout imaginaire, car relevant du désir. En fait, cette latinité n’existe nulle part, et surtout pas en Italie. Ce geste méditerranéen d’interpeller l’autre et soi-même, est aussi essentiellement européen et impérialiste, d’un impérialisme qui ne se manifeste qu’en doses limitées chez les subalternes, et principalement quand l’occasion se présente de
la démesure. Ce désir de la mer, douce berceuse de nos enfances, nous ne le pensions pas capable d’agression. L’ »été prochain sur la côte adriatique » est devenu une impossibilité pour
la plupart. Le temps accessible a été liquidé. Du fait des épurations linguistiques et autres en cours, il est également devenu une u-glossie. La distance spatiale, temporelle, linguistique est devenue incommensurable, aussi dure que les nouvelles frontières réelles. L’exil est maintenant aussi bien au dedans qu’au dehors de chacun, et personne n’y échappe.
Le pot-au-feu bosniaque, la macédoine de fruits, la salade yougoslave
La Bosnie est comme le bosanski lonac, le pot-au-feu bosniaque. Un plat qui n’a peut être rien de très original: de la viande et des légumes qui mijotent longtemps. Et cependant, il est bien reconnaissable. Son secret réside dans le fait que les ingrédients y donnent du goût les uns aux autres, saveurs qu’ils n’auraient pas séparément.(37) Mais je voudrais réfléchir à l’importance sociale et symbolique de l’art de cuisiner en Yougoslavie. Il n’y a pas de gastronomie originale dans ces régions: succulents petits plats grecs ou turcs, goulaches hongrois, escalopes viennoises, patisseries albanaises ou autrichiennes, légumes ou spaghettis aux très lointaines réminiscences italiennes, et trop cuits dans tous les cas. Et tout se mange partout, certains plats sont connus de tous, de la Slovénie à la Macédoine, surtout la cuisine pauvre. Comme en Amérique Latine, la pâte de maïs plus ou moins ferme passe partout et porte des noms innombrables: pura, palenta, polenta, ka_amak, proja, kaša… L’unité dans la diversité du goût était assez répandue. Et cette unité des fourneaux constitue sans doute un seul et même processus de consolidation historique avec l’unité territoriale et la convivialité culturelle de la nation yougoslave ainsi qu’avec l’affirmation politique d’une classe. Peut-être une classe moyenne fit elle, en effet, défaut, de même que l’unité nationale découragées toutes deux (au profit d’une unité citoyenne abstraite, culturellement précaire et neutre) par les autorités, et mal calculée pour entretenir l’unité. Car la composition, le mélange, l’échange et la diversité culturels n’ont malheureusement pas été de mise et n’ont pas été cultivés ou vus comme aptes à promouvoir l’ensemble. Mais la cuisine, elle, ne s’y trompa pas, et elle fut le plus authentiquement symbiotique surtout là où la société avait été le plus intégrée, c’est à dire en Bosnie-Herzégovine. L’identité de groupe, mais également le lien social, cela va de soi, se construisent depuis la nuit des temps autour de
la table. La cuisine, ce ne sont pas seulement des coutumes alimentaires mais également les pratique de sociabilité qui les accompagnent, ainsi que des valeurs symboliques assignées aux mets et aux gestes. La manière de l’association conviviale dans les repas, les visites, les invitations, le vin ou les fleurs offerts, éventuellement le dessert que l’on y porte, ou bien la recherche des restaurants, les occasions sociales, le choix des aliments, la réflexion sur la nourriture, sa jouissance, le fait de la partager et la manière de le faire, le goût ou le dégoût développés et puis la façon de parler de nourriture (une sorte d’auto-représentation) pendant le repas, – tout cela entretient, reproduit et crée le type de sociabilité particulier à chaque milieu. L’anthropologue Clara Gallini écrit à ce sujet: « A travers le rapport avec la nourriture, s’accomplit quelque chose de plus ou quelque chose de différent d’un processus de ‘pensée’ ou de définition d’un ‘goût’ : c’est un processus d’individuation, de définition de l’identité de la personne à la fois individuelle et sociale. Ce n’est que l’existence de ce présupposé qui rend possible tout manger seul ou en compagnie, tout partage ou tout échange d’aliments. C’est à ce propos que me paraît très significatif le fait que souvent, dans de nombreuses sociétés tribales ou de village, le groupe marqué comme ‘autre’, ‘différent’ (des esquimaux mangeurs de viande crue aux habitants de Vicence mangeurs de chats) est représenté avec mépris comme mangeur de nourriture immangeable pour les ‘nous’ du groupe. » Elle montre comment la cuisine est le point de cristallisation subjectivante à tous les niveaux. Ainsi, un plat spécifique peut connoter, se faisant stéréotype, un sujet social, de classe, plus ou moins ethnique ou national. Il peut évoluer, historiquement, attribué, par exemple, à une bourgeoisie nationale émergeante. L’absence d’un plat national bien défini et reconnu de tous indique-t-elle quelque laxité de l’intégration nationale? Cela se pourrait. Ce serait alors le cas yougoslave, en dépit des nombreuses recettes partagées, telles que
la sarma. Clara Gallini continue: « En somme: en France on parle d’italiens, mais en réalité on dit: immigrant pauvre. Tout comme en Italie on parlait de napolitains, mais l’on disait en réalité: méridional pauvre. Une définition gastronomique d’un ‘nous’ et d’un ‘autre’ qui, en se proposant comme ethnique et nationale, se révèle à la fin comme une stigmatisation de classe. Voilà les raisons pour lesquelles vous ne pouvez pas élever à ‘plat national’ l’un des plats probablement les plus fréquents dans la ‘pratique alimentaire’ de notre péninsule. Il en est peut être mieux ainsi, s’il est vrai que nous n’aimons pas tous manger un drapeau, et si nous préférons parfois nous abandonner aux séductions utérines d’un plat de tagliatelle ‘maison’ » (38). Et comme lorsqu’il s’agit de la faillite de la tentative d’imposer un fin dessert d’ »en haut » (
la torta Regina Margherita) dans les exemples que donne Gallini, où le village l’emporte sur le plat national unifiant, donnant un nom local exactement aux mêmes délices dans une perspective de chauvinisme gastronomique, la fameuse polenta, mangée partout dans le pays EX porte des noms, et des variations de préparation innombrables, qui l’emportent sur l’universalité non-reconnue de la bouillie de farine de maïs goûtée par tout le monde.
La Bosnie tranquille
Nos souvenirs de Yougoslavie, nous les avons déposés depuis en une nostalgie de la Macédoine parfois, mais surtout en une tendresse pour
la douce Bosnie-Herzégovine, comme la guerre avançait. Et pour
la mirna Bosna,
la « Bosnie tranquille » ou « pacifique », expression courante, probablement d’origine austro-hongroise, pour mettre un point final à toute dispute ou négociation : « nous nous sommes mis d’accord, et [la] « Bosnie [en est] pacifiée ». Ce qui a été exproprié aux habitants du pays sans nom, ce n’est pas seulement l’appellation, pas seulement le pays, c’est aussi le temps, c’est aussi l’échange. La schize est arrivée par la guerre, se faisant schizophrénie dans le corps de la population, se faisant schizophasie dans le langage. Cette négation du temps et de l’histoire par la guerre et l’idéologie nationaliste de la refondation par la tribu et par une invention de « tradition » a immédiatement amené un cloisonnement dans les « identités », dans les « différences ». Pour faire la guerre, on a inventé un pays « multi-ethnique », « multi-culturel », un pays de différences séparées qui se seraient côtoyées soi-disant dans des quartiers, des villages. On a imposé le choix, et interdit de ne pas se démarquer « ethniquement »,ou d’être d’emblée mixte ou multiple, participant de tout. On a postulé des cultures, des langues, des religions séparées et irréconciliables, pour lesquelles il fallait trouver par la guerre, par les négociations et finalement par l’épuration ethnique, le moyen de coexister. Comme si ces gens-là n’avaient pas vécu ensemble depuis toujours, dans une Bosnie-Herzégovine qui n’était pas seulement l’addition de ses différences, mais était surtout la différence (l’exception) civique de sa synthèse historique et culturelle, à l’image du bosanski lonac où la banalité des ingrédients donne pourtant une qualité nouvelle au plat. Non, il n’y a pas eu, dans les villes, de quartiers séparés par la religion ou l’ethnie, mais on y arrivera nécessairement par la guerre et la « paix » qui suit. Il y a, dans ce pays, une laïcité fondamentale par-delà les différences, y compris religieuses, partagées. Et si la Yougoslavie n’avait pas eu le temps ou l’intelligence de se constituer en société, la Bosnie-Herzégovine, elle, a été une société conviviale même quand elle n’avait pas d’Etat. Les différences, après tout, existent en tout lieu. La spécificité bosniaque est l’intégration – la symbiose – qui prime sur ces différences, les renvoyant à l’espace qui leur est propre : une richesse culturelle, la diversité vitale de l’être-ensemble. Cet être-ensemble n’a pas à être construit, il existe comme fruit d’une très longue histoire de brassage et d’échange, en tant qu’unité méritée. Il a été grandement délapidé par cette guerre, de sorte qu’il faudra reconstruire ce qui avait toujours été. Il en va du multiculturalisme comme de la différence des sexes. Pas plus que le communautarisme, le multi-culturalisme tel qu’il est en général proposé (abstraitement et de l’extérieur) ne saurait répondre aux conditions d’une société complexe et intégrée. Le multi-culturalisme de Charles Taylor n’est pas celui de l’histoire bosniaque. Celle-ci n’aurait d’ailleurs pas vraiment besoin de multiculturalisme, puisqu’il s’agit ici d’une culture à laquelle participent et contribuent toutes les différences par delà la simple addition et sans cloisonnement entre elles. Les communautés bosniaques ne vivaient pas séparées avant cette guerre-ci. Le multi-culturalisme, prêché par les artisants internationaux de la paix qui sont en même temps les collaborateurs au partage impossible ainsi qu’à la « purification ethnique », est bien en-deçà de ce que ce pays avait connu et developpé tout au long de son histoire. Mais il sera peut-être le résultat de la guerre, puis de la paix de Dayton (1995), proposé, ou plutôt imposé, à la Bosnie-Herzégovine par les Etats Unis, et en moindre mesure par l’Europe, comme « seule » issue. Pour le construire, il faudra d’abord défaire la réelle et historique symbiose bosniaque. La guerre ayant fait le gros du travail, la paix daytonienne fera le reste. Insister sur les différences (plutôt que sur ce qui est commun et partagé) ne fut-ce que pour les respecter, leur donne dans ce contexte une apparence presque ontologique, les transforme en limites insurmontables. Et surtout, cela ne donne pas la possibilité de se refuser, individuellement ou collectivement, aux identifications ethniques/culturelles déjà proposées. Car tout en faisant la critique, d’une part, du modèle libéral (patriotique et républicain) et d’autre part du modèle communautaire (atomisé) de société, Taylor semble encore figer les groupes dans une attente d’identités données à l’avance (quasi ontologiques), et donc en bravant et le temps, et le changement, aussi bien qu’une réelle possibilité d’intégration dans le commun-partagé et le sur-édifié. La paix de Dayton semble imposer ce modèle-là, qui aboutit non à l’intégration mais à
la séparation. Taylor insiste sur la politique libérale de reconnaissance d’identités différentes qui ne serait pas diluée dans un relativisme, et ceci à propos du Québec au sein du Canada. La reconnaissance n’irait pas jusqu’à justifier l’homogénéisation, et Taylor déclare par ailleurs préférer un libéralisme accentuant des revendications collectives, à celui accentuant des exigences individuelles. Si l’on devait néanmoins en arriver à une homogénéistation (en opposant les différences), il s’agirait d’un libéralisme extrême et exagéré. Dans la version de Ch. Taylor, il faudrait insister sur une application uniforme des règles qui régissent les droits de tous, et être suffisamment sur ses gardes quant aux buts collectifs. Le libéralisme (qui pourraît n’être, d’après Taylor, qu’une version « séculaire » de la chrétienté aux yeux de certains musulmans) n’a pas à mimer la neutralité culturelle. Ainsi, même la plupart des Etats occidentaux ne prétendent pas à la neutralité, mais ont pour but la survie culturelle surtout de leur nation majoritaire. C’est dans ce cadre, non neutre, qu’il faut trouver une solution. Mais comment? La reconnaissance (culturelle) de certains groupes n’a pas tellement le devoir d’élargir les horizons du savoir, mais plutôt celui de leur remonter le moral à travers une meilleure représentation d’eux-mêmes, qui légitimerait leur demande de reconnaissance. C’est ainsi qu’il faut changer et élargir les programmes de l’enseignement et de l’éducation, informant les uns sur les autres. En effet, les sociétés multiculturelles peuvent se désintégrer à cause d’un manque de reconnaissance mutuelle des valeurs équivalentes. Mais ce modèle ne décrit pas la situation en Bosnie-Herzégovine, en laquelle il ne manquait pas de reconnaissance ni de connaissance réciproque et, qui plus est, en laquelle il y avait tout simplement une vie commune avec une culture composée de facettes d’origines différentes, certes, mais partagée par tous, et où l’effondrement a été provoqué de manière brutale parce que cette intégration nuisait à certains buts militaires et politiques. (39) Qu’en disent les intéressés? Slavko Šanti_ (Le Cercle 99): « Nous ne reconnaissons aucune ‘vie commune’, nous reconnaissons seulement la vie. »
Sead Fetahagi_ (Le Cercle 99): « Nous ne parlons pas de vie commune. Nous vivons ensemble – dans la mesure où nous vivons. » « Quelle multi-culture?! Nous en avons discuté au Cercle 99 pour savoir si cela existait chez nous. Mais il s’agit de notre propre culture – qui est particulière pour chacun tout en étant commune à tous. » Vlado Dole_ek (Le Cercle 99): « Nous ne sommes pas en faveur de la création de la confiance entre les peuples, mais entre les individus. » Slavko Šanti_: « Il n’y a pas eu de guerre entre les citoyens en Bosnie-Herzégovine. Il s’est agi d’une agression de nationalistes et de fascistes sur une population civile innocente. Les coupables de cette guerre doivent être punis. Ils ne sont ni serbes, ni croates, ni musulmans, ils sont des – criminels de guerre. » (40)
La banalité de la politique et la maladie mentale de la société
Les idéaux ambivalents d’amour et de haine simultanés sont exprimés dans le slogan – tudje ne_emo, svoje ne damo : « nous ne céderons pas ce qui nous appartient, et nous ne voulons pas de ce qui ne nous appartient pas ». Ce slogan de crispation et de repli sur soi-même, adressé aux générations d’après la révolution, se réduit à l’expression d’un point de vue on ne peut plus autiste et suicidaire. Qui peut vivre sans échanges et sans communication avec ses voisins? C’est pourtant l’esprit dans lequel ce mot d’ordre fut inculqué à des générations entières, dans un souci de fierté socialiste, et c’est cet esprit-là qui fut contesté dans le désir de monde. L’origine de ce slogan aujourd’hui bafoué, n’a de sens qu’à évoquer la préoccupation d’alors de préserver l’intégrité territoriale des frontières au moment de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Le socialisme, lui, brouillait de ses éléments révolutionnaires la dimension temporelle, par son utopie construite sur un positionnement historique rigide. Ainsi, nous célébrions toujours des fêtes de victoires passées, nous commémorions des événements d’il y a dix, vingt ou trente ans. C’était le piège. Le temps, voulant dire le monde (comme si le monde était ailleurs) et l’ouverture au chaos, était potentiellement source de perdition mais également porteur de salut. Le temps était figé à l’horizon d’un passé par rapport auquel le présent prenait ses distances avec précision. Dans la relation temporelle elle-même, tout contexte historique était sacrifié à la cérémonieuse et ennuyeuse formalisation du temps et du calendrier. Sans son contexte d’origine, le slogan révèle son sens irréfléchi, le repli autistique et nationaliste probable, le rejet de toute forme de pluralisme et de mouvement, et se transforme très facilement en : tudje ho_emo – svoje ne damo (« nous ne cèderons pas sur ce qui nous appartient, mais nous voulons aussi ce qui appartient à autrui ») - slogan imaginable qui complèterait le précédent. Une autre formule a fait fortune pendant le socialisme: bratstvo i jedinstvo, « fraternité et unité » (séparés dans cette expression de la liberté), la formule même du patriarcat et du machisme institutionalisés. Elle a accompagné notre jeunesse, apparaissant dans les adresses, les noms d’entreprises, comme slogan inscrit sur les murs ou sur les pancartes lors de manifestations « spontanément » organisées, dans le nom de ce que nous appelions l’autoroute (41) ou dans les noms de ponts. Une route de mon enfance sur la côte nord de l’Adriatique portait ce nom qui avait supplanté, mais jamais évincé complètement le plus ancien de Costabella. Là encore, dépouillée de son contexte d’origine, la formule « fraternité et unité » devenait creuse. Invoquée par le Front populaire et les communistes pendant la Seconde guerre mondiale, cette formule avait invité les différents peuples yougoslaves à résister ensemble, unis, au nazisme, tels des frères. Les « soeurs » éventuelles n’avaient pas été prises en compte, et en effet, le slogan ne s’adressait pas à elles, pas plus qu’il n’impliquait la pluralité, puisqu’il lui préférait l’unité. L’unité remplaçait l’égalité dans un sens d’égalitarisme rigide poussant vers le bas, vers une équation dans
la pauvreté. Ce slogan ne prévoit pas la société civique, mais seulement la communauté, celle où des individus (masculins) auraient renoncé à leur individualité au nom du bien commun et de l’un(anim)ité. Ce sont des conditions idéales pour la réapparition d’une extrême droite.
Le modèle intégrant, en Yougoslavie, du père charismatique de la nation (libérateur, fondateur, inventeur, sauveur) fonctionnait comme un sur-moi dispensateur de lumière et de rationalité. Il avait en partie soutenu le système, même s’il ne l’explique pas exclusivement. Allant décroissant, il avait encore perduré une dizaine d’années après la mort de Tito lui-même. C’est naturel, car le réel et le symbolique ne fléchissent pas le temps de la même manière. Loin de vouloir dire que la figure charismatique était la seule à maintenir la Yougoslavie en vie, nous en décrivons ici
la fonction. A son épuisement, il fallut trouver, les autres composantes aidant (parfois beaucoup plus importantes et de tous ordres) à la décomposition, un autre niveau d’homogénéisation par le symbolique; il fut de l’étage immédiatement inférieur : les nations en devenir, à la recherche chacune d’un Etat-nation propre. Une instance symbolique intégrative ne suffit plus quand de réelles et multiples forces centrifuges prennent de l’ampleur : échec structurel-politique, économique, social, échec de la communication, de l’intégration et des échanges culturels, de l’investissement symbolique, de la pensée, de l’auto-représentation, de la réflexion sur la temporalité et sur l’historicité, l’opportunisme international aidant. La désintégration de l’Etat-parti avait commencé bien avant, par la désarticulation du Parti lui-même en entités presque nationales, et en tout cas républicaines (composante militaire du Parti, qui n’en était pas le moindre des paradoxes…). Le Parti qui sous-tendait l’Etat avait été décentré, y compris idéologiquement, par républiques et régions autonomes, et les véritables jeux de pouvoir se passaient aussi bien, surtout au niveau local où s’affrontaient les oligarchies, les intérêts économiques et personnels. En contre-pied de tout cela, et sur fond d’écroulement apparent des dichotomies de la guerre froide, apparaissent de « nouvelles » idéologies nationalistes, thanatiques, un truquage du temps dans les mythes de refondation historique, un investissement symbolique qui « marche » grâce surtout aux échecs précédents, et à l’oeuvre d’intellectuels au service des politiques et des médias, genre les « Mille collines » du Rwanda. Il y a eu Goli Otok, l’île-goulag, où avaient été internés… les staliniens yougoslaves – véritables aussi bien que soupçonnés – après la rupture entre Tito et Staline de 1948, c’est-à-dire entre les années 1949 et 1955-56. Depuis le début des années quatre-vingt et pour quelques années, des voix critiques s’élévèrent contre cette pratique des années cinquante qui a continué à peser sur les consciences pendant les décennies à suivre. Et les diverses fosses communes de la fin de la deuxième guerre mondiale, des uns, des autres, des tiers, des anticommunistes, des différents fascistes, et « par erreur » de populations innocentes. Dès la fin des années quatre-vingt, on commença à compter les squelettes. Abominable et interminable besogne. Et tout à recommencer, et puis tout a recommencé.
Il était devenu apparent que l’image n’était plus qu’usurpation, comme tout modèle faussement universel. Autrement dit, la figure paternelle avait épuisé sa légitimation. La légitimation de Tito, réelle au début, et qui alla s’effritant, reposait sur un fond bien défini d’antifascisme. Celui-ci n’avait pas été une fiction. Mais arriva le moment où il était devenu impossible de baser sur l’anti-fascisme d’autrefois (des générations précédentes) un crédit ultérieur, un moment où celui-là n’avait plus de couverture ou de capital moral. A partir de là, la représentation métaphysique divergea cruellement de la réalité. C’est là aussi que la pensée fit défaut. La culture refermée sur elle-même se réduisit à cela, se mit au service des mythes nationaux et des buts politiques, et commença par répandre le kitsch ethnique reposant sur un narcissisme de la différence infime. La dimension historique ainsi qu’une conscience de soi (et de l’autre) est là, dans l’appel à l’ »antiquité », à la « priorité de notre peuple sur ce territoire » etc., paradoxalement écrasée et remplacée par une conscience mythologique qui relève de la psychopathologie des masses. Nous nous désolions oisifs, parfois, et de manière abstraite, de ne pouvoir sombrer dans la folie, en tout cas pas suffisamment pour pouvoir créer dans le génie. Nous lisions Artaud ou d’autres « fous » célèbres, percevions l’exceptionalité des états mentaux autres. Nous aspirions (croyions-nous), nous prélassant et soupirant de désirs littéraires et de désirs d’ailleurs, à la maladie mentale, ou à la maladie tout court, qui nous aurait permis l’accès à l’altérité. La folie, la perte de fondements, le déracinement ontologique représentaient de très beaux jeux philosophiques tant que l’existence n’était pas menacée par eux. Ils étaient des spéculations fréquentes, entre existentialisme et bouddhisme, chez des générations qui étaient tombées dans le piège de la désubjectivation plus ou moins volontaire, plus ou moins lassées de marxisme aussi bien officiel que « dissident ». La maladie était le symbole de l’altérité aimée, et représentait peut être une soupape, une aventure d’ »aliénation » intellectuelle, pour rester sains d’esprit. Ainsi Bogdan Bogdanovi_, l’architecte-écrivain, avait-il surnommé, typiquement, la « petite malade » un personnage-clé de son livre-culte, La Vaine truelle. Vingt ans plus tard, dans La Quadrature du cercle, apparaît la « grande malade »… (42) Mais la maladie (mentale) de toute une population à laquelle on appartient, efface d’un trait l’aspect ludique et gratuit de l’investissement personnel, par la responsabilité propre soudain dévoilée à rebours, et renvoie à un bouleversement existentiel autrefois inimaginable. Le diagnostic de la maladie, aujourd’hui normalisée, est qu’elle consiste à produire la tribu, les ethnies. C’est la résistance concrête à l’extrême droite qui renoue, en chaque instant de son apparition, avec la dimension historique que l’éternel fascisme, lui, ignore, étant intemporel et prêt à réapparaître, avec son cortège d’imperméabilité au doute, avec son appel à la tradition (en même temps ignorée et réinventée), avec son rappel à l’ordre, à la violence, aux ethnies.
Belgrade-Zagreb, une histoire d’amour et de haine
Dans les Balkans montagneux, na brdovitom Balkanu (43), expression courante quelque-peu auto-dépréciative pour dire l’inaccessibilité de la région et son éloignement de l’ »Europe », les envies et les concurrences sont nombreuses pour dire que « nous » sommes les meilleurs. Même dans les Balkans, les Balkans c’est souvent l’autre, ou bien ce que l’on écarte de soi. La haine de soi fait surface dans l’expression, ainsi que la distance prudente de soi-même. Si les Balkans représentent l’inconscient de l’Europe, l’Europe est tantôt le sur-moi des Balkans, tantôt l’autre de soi-même. Un objet désiré qui nous transforme. A la fois meilleur et pire. L’Europe et les Balkans sont des stéréotypes inséparables. La générosité de Belgrade la « balkanique », la bruyante, la primitive, la désordonnée, la pauvre, mais ayant une grande âme, toujours joyeuse, s’opposerait au conformisme petit-bourgeois, gris, renfermé de Zagreb-l’ »européenne », la réticente, la hautaine, éternellement vexée dans sa grandeur et sa seigneurie imaginaires, Zagreb croyant garder ses distances d’avec les campagnes méprisées. La Belgrade des fréquentations spontanées et la Zagreb des plus rares visites de courtoisie annoncées. Belgrade le carrefour et la place publique, et Zagreb la renfrognée, l’obtuse. Belgrade, arriérée, sale, laide, grossière, mais chaleureuse, foisonnante d’idées et de diversités, internationale et trans-nationale. Zagreb, plus sophistiquée, sobre, plus propre, mieux construite et soignée, mais moins traversée de différences culturelles et résolument anti-cosmopolite, renfermée sur elle-même et provinciale jusque dans sa prétention européenne, plus sélective dans ses rêves d’altérité car craignant plus l’inconnu. Zagreb l’urbaine, Belgrade
la paysanne. Zagreb l’asphalte, Belgrade la gadoue balkanique. Zagreb l’envie non avouée, Belgrade l’amour-propre démesuré. Belgrade la tumultueuse, celle des grandes fêtes, pour esquiver à tout prix l’isolation, c’est à dire la désolation du tête-à-tête avec soi (ou avec le monde), et pour éviter donc la pensée, se réfugiant dans
la foule. Zagreb la réservée, en apparence cultivant son individualisme bourgeois, mais en réalité s’abritant derrière un conformisme coutumier et sécuritaire secret, comme instance suprême (et appelé orgueilleusement par cet esprit de centre-europe marginal et provincial – « notre civilisation millénaire »). Belgrade la négligée, et Zagreb la retapée flambant-neuf, déplaçant ses immigrés de la guerre, cachant ses pauvres, ses faubourgs et ses mafias sous d’abominables reconstructions pharaoniques du centre-ville. Les deux, tributaires de leurs super-ego collectifs, chacune à sa manière. Aucune ne préfigurant encore que partiellement, chez des intellectuels refusant l’unique identité tribale, un espace public libre, ouvert, et circulant entre les deux. « Cosmopolite », de même qu’ »international » redeviendra, avec le nationalisme, des deux côtés, une insulte. Tous ces clichés, que l’une répétait de l’autre et dont chacune se savait elle-même porteuse, sont restés en partie vrais. Ce que les clichés sont toujours, en tant que demi-vérités hors contexte. Une chose au moins continue à leur être commune : la fumée dense des cafés et des restaurants, et surtout les hauts-parleurs, la musique, toujours trop forte. La musique à fond dans les lieux publics a le rôle d’empêcher toute conversation, tout échange, et tout véritable espace commun. Elles ont toutes deux subi, depuis cette dernière guerre, un dramatique changement de leur structure sociale : elles se sont militarisées, primitivisées, sont envahies par des mafias de toutes sortes, sont endurcies par les retours des guerriers. Mais cette guerre renversa aussi presque tous les stéréotypes en montrant de chacune que l’opposé en est également vrai et en invalidant les généralisations respectives. Ces deux villes-jumelles se correspondaient, se portaient mutuellement en leur for intérieur étant chacune la vérité de l’autre là où l’autre se trahissait elle-même. C’est Belgrade l’ »internationale » qui déclancha l’agression nationaliste militaire organisée, c’est Zagreb la « nationaliste » qui, en provoquant le nationalisme adverse tout en produisant le sien propre, se trouva au centre symbolique, puis réel, du début de l’agression. Belgrade l’expansioniste et Zagreb la sécessioniste faisaient partie d’une même machine de guerre qui, sans ces deux mouvements complémentaires (sans les nationalismes frères, même si inégaux), n’aurait jamais eu lieu. Le changement, le nouveau, leur faisaient également peur, défavorisant la réflexion philosophique ou politique ainsi que le débat public en l’une (Zagreb), cultivant la blague-anathème, le stéréotype-invective à l’apparence philosophante en l’autre (Belgrade). Et depuis, aucune ne reconnut à l’autre qu’elle n’était pas que nationaliste et seulement coupable, la voulant tout-entière de l’autre côté de cette nouvelle frontière. Zagreb l’éternelle constipation, Belgrade la sempiternelle diarrhée, Zagreb-la-bouche-cousue, Belgrade-la-logorrhée, Zagreb la crispée, Belgrade l’insouciante. Le Belgradois parlant bien et spontanément en public, du fond d’un romantisme folklorique qui transvestit sa langue mais en facilite l’usage par le parti-pris de la « naturalité ». Le Zagrébois, s’exprimant mal, avec un accent incertain et inconsistant, héritier de plusieurs réformes savantes de
la langue. Les dernières ont été conçues pour régénérer celle-ci en sa substance nationale au profit d’une standardisation commune (jamais complétée) du serbocroate. Le Zagrébois est jaloux de la différence minime de son parler. Les deux trahissant une pénible pénurie et de sujet et de langage. Le caractère « naturel » de la langue qui correspond au caractère « naturel » du peuple (la lignée, narod), tout aussi bien que la standardisation (qu’elle soit unifiante, comme du temps du socialisme, ou séparatiste, comme au temps du nationalisme), étant donnés à l’avance et de l’extérieur de la langue, simulent un sujet par ailleurs inexistant. Celui-ci est mimé par le peuple qui transcende toutes les différences, qui est toujours uni et organique, de même que la culture qui lui est attribuée. Car le sujet n’est qu’un processus ayant lieu dans le langage, mais l’admettre voudrait dire prendre trop de risques dans la direction de l’inconnu, de l’altérité toujours menaçante. Chacun des deux centres mystifie et exagère son propre caractère de « grande ville », sa qualité d’urbanité et de civilité, par opposition à l’autre, qualité qu’aucun des deux n’avait atteint de manière significative. Pour Zagreb, la faussement paisible, le paroxisme en advint avec les nationalistes au pouvoir : elle est pompeusement promue en « métropole de tous les Croates », en contraste avec son propre anti-cosmopolitisme. Quant à Belgrade la chaotique, la pseudo-cosmopolite, s’autogratifiant de sa vie nocturne, et d’un inexistant urbanisme byzantin, elle méprend l’écrasement systématique de l’esprit et de la subjectivité pour de la vie publique, où n’est cependant publique que l’exposition de la victime à une dérision orchestrée, alors que les mafias, les profiteurs de guerre et pistoleros ont pris le dessus. Pour les deux, c’est la rumeur qui tient lieu d’opinion publique, son opposé. Depuis toujours, se séparant dans leur étreinte pour mieux se confondre, et pour pouvoir projeter l’une sur l’autre leur propre mauvaise foi. Où va-t-on chercher sa meilleure et indispensable ennemie une fois que l’on s’en est « libéré » par inadvertance? Il est fort à parier que chacune, désormais, reconstruira en soi cette scission Orient/Occident ou encore Bien/Mal, ou qu’elle les appliquera alentour dans un voisinage plus proche. C’est la séparation des jumelles siamoises qui a fait couler le sang. L’étreinte historique et réelle, qui a alimenté la culture commune de générations, a été à la base et de notre paix et de notre guerre. Et la guerre fratricide pourrait bien un jour, bientôt, réapparaître, dans un nouveau dosage officiel d’oubli et de « mémoire » en une nouvelle représentation narrative, comme un sacrifice nécessaire à la nouvelle identité en construction, et où les événements récents deviendraient nuls et non-avenus. La guerre qui a lieu n’empêchera pas (à moins qu’elle ne devienne la source d’un nouveau savoir et d’un changement de mentalité), un jour, et si cela est nécessaire à un autre imaginaire à réaliser, de nouvelles et officelles « caravannes de l’amitié ». Celles-ci circuleront sur l’artère entre les deux capitales qui auront oublié, s’il le faut, jusqu’à leur oubli. Elles retomberont dans les bras l’une de l’autre. La Serbocroatie pourrait à la limite être assez précipitemment reconstruite si les politiques en décidaient ainsi, au détriment de la Bosnie-Hérzégovine et du Kosovo. On peut effacer très rapidement la présente méfiance générale, si on le juge utile à une raison d’Etat supérieure, ou à une raison trans-nationale, celle de l’Europe par exemple, ou de quelque autre identité superposée.
Le manque de solidarité; l’individualisme présubjectif d’une génération d’adultes mineurs
La politique du pays, même lorsqu’elle était approuvée, laissait entrevoir une torpeur, une apathie, un manque d’expectation, et un ennui mortels. Un ennui, parce que la rationalité n’avait pas été réformée, parce qu’il n’y avait pas eu de révolution épistémologique, de révolution de l’entendement, de
la raison. Nous étions restés loin en-deçà des buts proclamés, souhaités, et il n’y a que l’image abstraite du socialisme mécanisé, en quelque sorte d’une Yougoslavie métaphysique, qui prenait du poids. L’écart entre le souhaité et le proclamé d’une part, et le réel d’autre part, se creusait. Il n’y avait pas eu, ou très peu, de dissidents véritables, puisque la situation n’avait jamais été tranchée. Par dissidents, on entend ici des personnes qui avancent une critique rigoureuse qui proviendrait d’une pensée directe appliquée aux conditions, et qui resterait vigilante au-delà de ces mêmes conditions. Il y avait, dans le bourg, un retard considérable dans l’adaptation mentale et intellectuelle aux nouvelles circonstances qui étaient celles de
la modernité. Tous étaient, nous étions, à la fois participants et critiques de l’expérience. Tous, cela veut dire également les membres du Parti. Il y avait relativement peu de différenciation. Beaucoup partageaient un ton ironique, résigné ou parfois blasé, dégoûté ou désillusionnés souvent, quant à la politique officielle. Y compris ceux qui y collaboraient par ou sans conviction. Cette réserve, cette relative imperméabilité à l’endoctrination primaire, ce scepticisme politique préventif et inhérent au système plutôt que critique, ce cynisme, étaient la base d’un sentiment d’appartenance commune, un moment de cohésion et de résistance aujourd’hui oublié. Il nous a également dispensé d’une analyse plus approfondie qui nous aurait résponsabilisés. Car, le cynisme épistémologique épousait la mascarade de la représentation politique et la mise en cause graduelle de la légitimation du pouvoir (après l’épuisement de ses bases antifascistes), pour nous maintenir à l’écart de notre propre prise en charge intellectuelle et politique et pour nous en délester moralement à
la fois. Il était bien plus facile d’assumer la passivité et d’en accuser le système, un système qui au demeurant
la dictait. Il en était ainsi dans la tradition patriarcale. Oui, il y avait une délégation de pouvoir, mais elle ne se résumait pas du tout par les mécanismes visibles de la représentation (comédie transparente, d’ailleurs), mais plutôt par l’abdication politique de toute une population qui collabora à sa propre mise à l’écart par commodité et conformisme. C’est comme si chacun était prêt à accepter les bienfaits du socialisme pour soi tout seul, mais personne ne se mettait en avant pour les partager avec d’autres. Ce manque de solidarité traduit, sur le plan psychosocial, l’une des failles du système. Il prévoit lui-même sa propre déconfiture : il se bloque dès qu’il n’y a pas de consensus, mais le consensus créée le court-circuit par auto-référentialité. La paralysie est auto-induite. Dans son essai de « psycho-économie » intitulé « Qui est exploité par qui », l’économiste Ljubomir Mad_ar montre comment, dans la phase de désintégration de l’Etat fédéral et de la configuration du socialisme autogestionnaire, ont été instrumentalisé les sentiments exagérés d’exploitation de tous par tous. « Qui sont, exactement, les gagnants et qui les perdants,” demande-t-il, « dans cette ronde entropique entrée dans l’histoire sous le nom de socialisme autogestionnaire? » (44) Alors que les républiques n’ont cesse de s’accuser mutuellement d’exploitation, son analyse montre que tous y puisaient des avantages et des désavantages impossibles à déméler et à calculer, mais que les premiers dans l’ensemble l’emportaient sur les seconds pour tous, quoique en proportions différentes. Il montre aussi, chiffres à l’appui, le fonctionnement précis des relations économiques des républiques et des régions, qui sont des rapports d’interdépendance et de complémentarité. Il décrit les incongruités du système (en particulier l’organisation de la production et sa contradiction avec les axiomes politiques), et les différents mécanismes, tous lourds, dont certains étaient porteurs d’injustices (en général, celles-ci étaient amplement compensées par d’autres trous dans le système). Et tout cela, sans compter avec le poids de l’Etat: « A-t-on sérieusement réfléchi à ce que le lourd et coûteux Etat fédéral a contribué à la décomposition du pays?… En un système qui en général ne possède aucun mécanisme de marché objectivant et objectivé, qui est écrasé par le volontarisme politique et la jungle correspondante d’interventions alléatoires, il est naturel que chaque partie acquiert un sentiment de privation et d’exploitation extrême. Les flux de transfert des revenus et la manière d’établir les rapports économiques en ce type de système sont multiples et reflètent plutôt les caprices d’une volonté politique, que des mesures objectives de valorisation, de dépenses et d’allocations. Il est dans la nature de l’individu et de l’organisation de percevoir avec plus de rapidité et de précision les mécanismes qui ne fonctionnent pas à leur avantage, c’est à dire les canaux par lesquels leur revenu s’écoule, plutôt que les instruments et les mesures qui améliorent leur position économique. Qui plus est, puisque la situation économique et des unités de production et de segments plus grands du système économique dépendent en grande, et souvent en majeure partie des rapport du pouvoir politique et des allocations effectuées dans la sphère purement politique, les parties du système ne sont même pas intéressées à une perception objective de leur position, et encore moins de celle des autres. L’intérêt économique les encourage à souligner les aspects des relations mutuelles par lesquels ils sont lésés, et à taire ou à refouler ceux qui sont à leur avantage. La vérité est ainsi instrumentalisée au service de la promotion et de la défense de l’intérêt économique propre. Ce n’est donc pas un hasard que, dans un nombre non négligeable de cas, chacune des huit républiques et régions yougoslaves eut accentué le soi-disant fait de son exploitation par les autres, et eut ‘prouvé’ que le système dans l’ensemble était fondé contre son intérêt propre. La science participait à ces exercices de preuve de l’exploitation de la propre région ou république. En fin de compte, il résulta de ces attitudes une conviction très fortement ancrée et pas tout à fait simulée, que chacun était la victime de jeux politiques et de manipulations du système économique. Ce qui est suffisamment souvent répété, devient une conviction sincère. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que toutes les républiques et régions yougoslaves en étaient arrivées par la construction de ces croyances à une sorte d’auto-traumatisation. » Et plus loin: « Il ne faut pas chercher les raisons du traumatisme de la Serbie dans des caractéristiques objectives de sa position économique ou démographique, mais dans les défauts du système politique et, tout particulièrement, dans l’utilisation politique intensive et pas très bien intentionnée des mécontentements accumulés. » Il va de soi que la même chose pourrait se dire des autres républiques. Le résultat final des processus décrits semble montrer que la Yougoslavie se soit étranglée elle-même dans la contradiction entre son système politique et son économie, en même temps que l’Europe économique tentait de se faire politique.
Mad_ar ajoute ancore: « Avec tout le risque inhérent à des choses aussi peu mesurables que celles-ci, l’on peut dire que les avantages et les handicaps étaient plus ou moins équitablement répartis. » Et la démocratie dans tout cela? Paradoxalement, elle a précipité le processus de désintégration, car elle introduisit dans le système économique mal balisé toutes sortes de déséquilibres qui firent que chacun tirait la couverture de son côté. Elle ne pouvait apparaître, dans ces conditions, que dans les vestes d’un « totalitarisme démocratique » où seraient punis ceux qui produisent mieux : « Les républiques développées ont, semble-t-il, clairement perçu le danger d’un totalitarisme démocratique et ont quitté la fédération à temps. Le paradoxe consiste, finalement, en ceci, que les différentes tendances sécessionistes trouvèrent leur justification précipitée dans la nécessité d’une démocratie, mais qu’elles procédèrent à quitter l’Etat commun au moment même où la démocratie devenait visible, où elle paraissait inéluctable et qu’elle avait déjà, de par les premières élections pluripartites, fait ses premiers pas ».
Les petits pionniers et les pays frères non-alignés Pioniri maleni, mi smo vojska prava…, « petits pionniers, nous sommes une vraie armée, et nous nous battons pour les droits du peuple ». Petites pionnières, nous étions déjà pionniers, déjà des combattants, et nous, les petites filles déjà inexistantes dans la représentation, invisibles y compris à nous-mêmes.
Qu’à cela ne tienne. Plus tard, beaucoup plus tard, à un âge déjà mûr, on nous balançait à la figure le slogan « rien ne doit nous surprendre », ništa nas ne smije iznenaditi. C’était du temps du développement de la défense civique territoriale, dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Préparatifs de guerre? Cette surprenante formule qui ne devait pas nous surprendre, soulevait l’hilarité générale, et nombreuses étaient les blagues qui l’accompagnaient. Elle annonçait quant à elle la mise en place d’une défense populaire territoriale – contre quel ennemi? Celle-ci aura été plus tard, lors de cette dernière guerre, le support et des agressions et des défenses, y compris des nouvelles armées nationales. En tout cas, toute la population était censée passer par un cours ou deux d’apprentissage soit à la guerre soit à l’infirmerie (choses que nous avions déjà, de toute manière, « étudiées » au moins deux ans à l’école secondaire, pour les retrouver ensuite pendant deux ans à l’université). De coûteux uniformes bleus de « défense civique », avec masque anti-gaz, instrument pour mesurer la radio-activité, des chaussures de marche, le nécessaire sanitaire, mais pas d’armes, tout ceci dans un grand sac-à-dos, nous avaient été distribués et encombraient nos armoires (ailleurs des armes ont été distribuées juste avant la guerre). Deux semaines suplémentaires d’autorisation d’absence de notre travail nous avaient été données d’office pour suivre ces cours obligatoires. Ces mêmes années furent celles de
la « Loi sur le travail associé », Zakon o udru_enom radu, appelée « Z.U.R. », qui devait exprimer la perfection du système de l’autogestion. Cette loi stipulait que les entreprises, l’éducation, le commerce, et toutes activités s’associaient par un enchaînement d’intérêts communs (le plus souvent locaux, mais pas seulement), et tous signaient avec tous les autres des « contrats autogestionnaires » dictés par des escomptes économiques d’ensemble. Cette idée apparemment raisonnable créa pourtant des tonnes de paperasse et un bourrage dans les canaux de communication. Cela produisit un entrelac infini de dépendances bureaucratiques, de lenteur et de “tournage en rond”. Egalement une administration très coûteuse, comme l’était déjà l’Etat, fédéral aussi bien que républicain.
Cette loi, la Z.U.R. avait le même sigle que Z.U.R., zemlje u razvoju, « les pays en développement », euphémisme pour appeler les pays du Tiers monde avec lesquels la Yougoslavie était particulièrement liée politiquement, et desquels elle faisait en quelque-sorte partie, surtout par le biais du non-alignement et du niveau inégal de développement. Après-tout, le bateau le Goéland rendait souvent visite à ces pays-là. Inoubliables images de ses fastueux appareillages pour l’Egypte, l’Algérie, montrant les vraies proportions de nos mers respectives : la Méditerranée devenait pratiquement une extension ou un grand golfe de l’Adriatique. Appellation non réfléchie, celle-là aussi, car elle perdait de vue que des pays très développés pouvaient continuer à être eux-même en développement. De nombreux étudiants venant des Z.U.R. (pays en voie de développement) étudiaient l’autogestion et la Z.U.R. (Loi sur le travail associé), en Yougoslavie, pays qui les avait inventés et pouvait les transmettre à l’humanité entière, sans toutefois les imposer, comme aurait fait, pensait-on, le colonialisme. La Yougoslavie se gardait bien de s’offrir en modèle, tout en le faisant. Elle n’en aurait d’ailleurs jamais eu les moyens ni l’énergie, car sa politique de non-alignement n’avait pas d’haleine. Elle ne reposait pas vraiment, comme on aurait pu logiquement le croire, sur une élaboration des contacts culturels, du pluralisme, de l’interdépendance, de la complémentarité intérieurs en Yougoslavie qui n’étaient tout simplement ni cultivés ni perçus comme une richesse potentielle. La politique de non-alignement avait tout au plus aidé à créer un ou deux départements universitaires d’études exotiques, à faire venir des étudiants du tiers monde, les Algériens d’abord, les Chiliens par la suite, pour des raisons politiques, et beaucoup d’autres, mais cela n’avait pas plus d’impact culturel. Certains venaient parce qu’ils n’avaient pas pu s’inscrire dans les universités de leurs anciennes métropoles, ou n’avaient pas d’argent pour y subsister. Mais les étudiants des pays frères non-alignés disparurent avec la politique en question, abandonnant des universités autrefois cosmopolites à une torpeur autiste provinciale et à la limitation par l’horizon de clocher.
La mappemonde Il est rare, dans tout pays, de connaître des géographies lointaines. Il y a cependant une invariable psycho-géo-politique: où que l’on se trouve sur la terre, lorsque nos yeux rencontrent une carte du monde, notre regard tombe automatiquement sur le continent, le pays, la ville où nous nous trouvons à l’instant. Ce n’est qu’en second lieu qu’il se porte, tout aussi naturellement, vers le pays d’origine ou, à défaut, là où demeurent nos proches. Il y a une centricité topographique machinale du Moi.
En février 1995, en visite dans le bureau d’un fonctionnaire universitaire indien à Delhi, je vis une surprenante carte géographique du monde. Dans un encadré figurant entre l’Amérique du nord et l’Europe, plus grande que le Groenland et « au sud » de celui-ci, se trouvait la Yougoslavie comme elle avait été pendant les premières quarante cinq années de ma vie. En dérive dans l’Atlantique. Vestige des idéaux politiques de non-alignement, de développement et d’autosuffisance des pays du Tiers monde non-aligné pendant la guerre froide, doublé du rêve yougoslave inavoué, inconscient, de se retrouver entre l’Amérique et l’Europe, appartenant aux deux. Une forme également du rêve méridional. L’Inde y adhère encore officiellement. Les pays yougoslaves ont quant à eux hâte aujourd’hui de se démarquer des liens incestueux avec les pays pauvres et de surcroît non-européens. Des Z.U.R., pays en voie de développement. Ainsi se balkanise l’Europe, à travers cette volonté de se défaire de parentés devenues encombrantes, au travers de l’effort des nations-en-devenir balkaniques de s’européaniser par la guerre. Du temps de mes études en Inde, dans les années 70 et plus tard, jusque vers la fin des années 80 (alors que la décomposition avait commencé), le nom de la Yougoslavie, et surtout le nom de Tito, ouvrait tous les visages toutes les portes et la plupart des frontières. « Nehru, Nasser, Tito », était la réaction type de l’interlocuteur. Les connotations étaient autres en Occident. Mais ici, en Inde, le rêve du Sud était partagé, alors qu’il était ignoré comme notre composante culturelle par l’Europe. Tito avait été l’un des champions du respect de soi des pays sous-développés, et la Yougoslavie en était le symbole. Symbole aussi, vu de loin, d’un non-racisme possible en Europe. Certes, une image très fortement idéalisée et exagérée, mais avec quelques éléments de réalité virtuelle.
Au retour de Salamá vers Cobán, une pancarte indiquait le village de Niño Perdido, de l’Enfant perdu. Cet enfant-là a son village. Mais en général, c’est d’avoir perdu leur village ou leur ville que d’autres enfants, et adultes, se sont retrouvés sans repères. Notre géographie intime consiste surtout de routes, de chemins de fer des vacances, de voies qui relient les lieux des amitiés, des familles, des liens, du travail. Des migrations du sud vers le nord pour le travail, puis du nord vers le sud pour les vacances. Il y a les navettes pauvres, celles des ouvriers venant des campagnes alentours ou des banlieues, et les navettes riches dites « trains d’affaires », entre les villes principales, comme entre Belgrade, Zagreb et Ljubljana. Archi-pleines les fins de semaine. Certes, la mobilité intérieure n’est pas très grande, et elle est moins importante que la mobilité vers l’extérieur. Mais chacun a de la famille ailleurs dans le pays aujourd’hui innommable et inexistant. Il s’agit d’une cartographie humaine de liens, de proximités diverses, de routes allant vers la côte ou vers la région d’origine, de croisements. C’est une cartographie faite d’ici, et prévoyant des ailleurs encore ouverts. Il ne reste que des ailleurs maintenant, mais tout déplacement est devenu impossible pour les habitants de ces régions-là, aussi bien en Europe (de par le monde) qu’au dedans de ce que fut le pays. Cette géographie-là est remplacée aujourd’hui par les étranges cartographies de la guerre, ou des cartes de la paix (les 120, proposées à Dayton, par exemple), et qui sont également guerrières. Celles-ci ne montrent pas de routes praticables, accessibles au voyageur, à une population libre de ses mouvements. Elles dessinent de nouvelles frontières infranchissables qui sont autant de lignes de front, traversées par des corridors militaires permettant le passage des convois d’armements mais non des habitants. Il s’ouvre soudain des passages aberrants par dessus les montagnes inabordables et en dehors de tout chemin battu. Des couloirs, des tunnels, des rattachements, des détours, des poches, des champs de mines, des enclaves, et des territoires administrés provisoirement. Des « entités ». Des armées les plus diverses, locales et étrangères, des postes de contrôle des autorités autoproclammées, ou simplement des mafias désireuses de prélever des taxtes. Les routes de nos vies y sont interrompues et ne mènent plus nulle part, des ponts qui ont représenté la communication pendant des siècles y sont détruits par les nouveaux barbares, des villes entières y sont rasées, et/ou vidées de leurs habitants, les populations en sont chassées. La maison de parents eux-même en fuite, squattée par d’autres réfugiés ou détruite. Les liaisons par la poste et le téléphone interrompues ou plus chères, donc inaccessibles, depuis des années.
Cette nouvelle cartographie de bantoustans balkaniques ne dessine pas de voies de communication, mais présente un réseau d’incommunicabilités et de coupures endémiques installé à long terme parce que entériné par les accords et une intervention. Est-ce le « multi-culturalisme » qui vient répandre son ombre sur la réelle et historique convivialité de la région liquidée par les ethnocracies au moyen de la guerre et les négociations internationales qui les confirment? (45) Les nouvelles frontières font comme si elles n’avaient, chacune, qu’un seul côté. On y est parvenu, sous la pression de la guerre, par des échanges de territoires sans aucune considération pour les populations qui les habitent. Dans l’étrange trève occidentale qui plane sur la Bosnie-Herzégovine, c’est encore la guerre qui a gagné et a dessiné les cartes de la « paix ». Les cartographes de Berlgrade, Pale, et Zagreb eurent le gros lot. Dans ces cartes d’aujourd’hui,
la douce Bosnie et le pays sans nom restent méconnaissables, leurs chemins impraticables, leurs régions dévastées. Des populations avachies ou militarisées, décimées, abruties par la souffrance, déambulent sans but et sans espoir dans un paysage désolé, un climat rude, encore une fois en dehors des chemins, fuyant les violences qui pullulent sur
la grand’route. Un paysage déshumanisé de masses asservies, sans visage, dans l’espace catastrophique. C’est ce que la sélection photographique et télévisée a montré tout le temps de la guerre, faisant croire par-là qu’il ne s’agissait « que » de paysans. Cet aspect diminué des individus photographiés est le résultat de la guerre, des diverses purifications ethniques et idéologiques, du néo-libéralisme sécuritaire (46) occidental, mais également d’un type de représentation. Le rêve d’un ailleurs de la Yougoslavie, de tout pays portant un nom, de tout lieu simplement recensé, d’un ailleurs que la guerre, est à nouveau d’actualité. Fuir au bout du monde. Les pays voisins sont entraînés dans
la chute. Les paysages hiers encore peignés, humanisés au possible, les champs cultivés, la nature urbanisée, se sont transformés en images de ruines; les épaves des villes sont déjà devenues comme moyenâgeuses ou anciennes (Grozny, Kaboul, Sarajevo, Mostar, Priština, bientôt Belgrade, c’est pareil). Les populations autrefois citadines, colonnes interminables de réfugiés, rendues à l’état sauvage, à l’état de troglodytes, par les souffrances, le paternalisme de l’aide humanitaire et par le choix des caméras, ou par la « neutralité » même de celles-ci. Images dégradantes qui donnent raison à l’agresseur tout en l’accusant pour qui veut bien le voir, et qui ont changé à jamais la géographie familière.
* ***
Abandonner l’endroit maudit, son passé, les restes de sa propre vie, le naufrage. Ce vain espoir et ce rêve d’évasion ne sont plus le miroir d’une vie alternative qui aurait pu être la nôtre, d’une existence qui serait la nôtre en mieux. C’est le désespoir d’une altérité absolue, d’une fuite réussie, d’un long sommeil réparateur qui nous transporterait vers l’au-delà du cauchemar. Le souhait d’un réveil soudain dans la paix qui écarterait de nous la mort omniprésente et désormais irréparable. Le désir que cela se passe sans effort de « notre » part, que cela arrive tout seul. Mais la rationalité n’a finalement pas été réformée, la révolution épistémologique n’a pas eu lieu. L’aventure intellectuelle reste inachevée. Un ailleurs qui reste tout à réinventer. 20 août 1995 – 10 juin1999,
de Cobán à Paris. Notes et références: (1) María Zambrano, Sentiers, trad. de l’espagnol par Nelly Lhermillier, des femmes, Paris 1992, pp. 95 et 305.
(2) Radomir Konstantinovi_, Filozofija palanke (La philosophie de bourg), Nolit, Beograd 1981, p. 188. La première édition de ce livre parut (suivant l’émission à la radio) dès 1969, dans
la revue Tre_i program (Belgrade), no. 2. (3) Anri Lot (Henri Lhote) et al., Iš_ezle civilizacije, ur. Edvard Bekon (éd. E. Bacon) Izdava_ki zavod Jugoslavija, Beograd 1965.
(4) Vladimir Jokanovi_, interview dans le journal Nezavisne, 19-04-1996, pp. 38-39, à l’occasion de la sortie de son roman portant sur la guerre, Esmarh, Matica srpska, Novi Sad 1995. (5) Orients : Critique de la raison postmoderne, Noël Blandin, Paris 1992.
(6) Voir à ce sujet Ugo Vlaisavljevi_, « La constitution guerrière des petites nations des Balkans ou « Qui s’agit-il de réconcilier en Bosnie-Herzégovine? », in Transeuropéennes, n. 14/15, 1998/1999, pp. 125-141, ainsi que d’autres écrits du même auteur; aussi: Sadudin Musabegovi_, _argon otpatka (« Le jargon du déchêt »), Svjetlost, Sarajevo 1998; également, Milorad Belan_i_, Lettres à R., manuscrit, 1999, pendant les bombardements de Belgrade. (7) Voir Jacques Poulain, « Le partage de l’héritage anticartésien de Peirce », in De la vérité, « Rue Descartes » n. 5-6, Albin Michel, Paris 1992, également Les possédés du vrai, Cerf, Paris 1998, ainsi que d’autres écrits de l’auteur. De même: Michel Serres, Le contrat naturel, F. Bourin, Paris 1990, et Le tiers instruit, F. Bourin, Paris 1991.
(8) Voir: La modernité en question, sous la direction de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Schusterman, Cerf, Paris 1998, et ailleurs. (9) Voir à ce sujet :
Ernesto Laclau, Emancipation(s), Verso, London 1996.
(10) Radomir Konstantinovi_, dans Filozofija palanke, cit., p. 55. (11) Voir à ce sujet Dubravka Stojanovi_ : « Le rapport entre le pouvoir et les sujets se réduit à certaines caractéristiques parareligieuses qui sont spécialement reconnaissables en ce que ce type de pouvoir ne propose le plus souvent aucun projet politique rationnel, mais plutôt un système de valeurs morales », dans: « Traumati_ni krug srpske opozicije », in Republika, n. 125-126, 1-31/10/1995, « Ogledi », p. IV. Ce texte a été repris dans le livre Srpska strana rata. Trauma i katarza u istorijskom pam_enju (Le côté serbe de
la guerre. Trauma et catharsis dans la mémoire historique), priredio (sous la direction de) Nebojša Popov, Ed. Republika, Belgrade 1996, pp. 501-530. Pour un choix de textes en français voir: Radiographie d’un nationalisme (sous la direction de N. Popov), Les éditions de l’atelier, Paris 1998
(12) Voir à ce sujet Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Revised Edition, Verso, London – New York 1992 (première edition 1983), pp. 11-12. Edition française: L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, tr. de l’anglais par P.-E Dauzet, Découverte, Paris 1996. (13) Klaus Theweleit, Männerphantasien, 2 vols.,Verlag Roter Stern, Frankfurt a.M. 1977/1978; édition américaine: Male Fantasies, 2 vols., trans. Erica Carter & Chris Turner, Minnesota
University Press, Minneapolis 1977/1989.
(14) Clara Gallini, communication au colloque « Minoranze, marginalità e violenza nelle società mediterranee », Naples, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, 4-5 juin 1999. (15) Julia Kristeva, Semiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Seuil, coll. Tel Quel, Paris 1969; La Traversée des signes, collectif dir. par J. Kristeva, Seuil, coll. Tel Quel, 1975.
(16) José Ángel Valente, Nadie. Fragmentos para un libro futuro, ed. Fundacion César Manrique, d’après J.Á. Valente, « Si tú eras yo y entero me invadías… », in ABC Cultural, n. 245, 12 juillet 1996, pp 16-18. (17) Radomir Konstantinovi_, Filozofija palanke (La philosophie de bourg), Nolit, Beograd 1981, p. 106.
(18) Voir à ce sujet Judith Zur, « The Psychological Effects of Impunity: the Language of Denial », in Impunity in Latin America, ed. by Rachel Siedler, Institute of Latin American Studies, London 1995. Zur parle, sur l’exemple des génocides au Guatemala entre les années soixante et quatrevingt-dix, du poids psychologique du silence, ainsi que de l’importance (et de la force) de la prise de parole et de la simple énumération des victimes ou de la nomination consécutives. Pendant des années, l’impunité de l’armée qui massacrait les autochtones reposait sur le silence imposé à et intériorisé par ceux-ci. (19) Mario Vargas Llosa, « La identidad francesa », in Cronica, 21/7/1995, Guatemala, p. 53-54, au sujet de la proposition de loi française dite «
la loi Toubon » qui visait à protéger le français de l’anglais : « Como toda gran cultura, la francesa no tiene identidad, o, mejor dicho, tiene muchas y contradictorias. (…) Pues es evidente que lo que hay de verdaderamente universal y duradero en la lengua y las letras de Francia sobrevivirá en los intentos de esos funcionarios que creen que las culturas se defienden con censuras, cuotas obligatorias, aduanas y prohibiciones y los idiomas confinándolos dentro de campos de concentración guardados por flics y mouchards disfrazados de lexicólogos. »
(20) Romano Màdera, « Il ‘gioco della sabbia’ come gioco del mondo », in : Rivista di psicologia analitica, ottobre 1994, fsc. n. 50, anno 25, Astrolabio, Roma, p. 182.
(21) Des versions ou des idées des deux chapitres suivants furent prononcées, sous différents titres, à l’occasion de plusieurs rencontres, et en particulier lors du colloque « Guérir de la guerre et juger la paix » en juin 1995 à Paris (coorganisé par l’Université de Paris-8 et le Collège international de philosophie), sous le titre de : “Pourquoi nous n’avons plus besoin de culture”. Sous presque le même titre (« Zašto nam više ‘nije potrebna’ ni filozofija, ni historiografija ni literatura niti išta sli_no »), une version en fut par la suite publiée dans
la revue Odjek, no. 5, 1995, à Sarajevo en temps de guerre dans la langue maternelle de l’auteur. Une ébauche antérieure en avait été le texte « La nation, contre-produit culturel » publié dans La République internationale des lettres no. 17, 25 avril/25 mai 1996, p. 1-5, et prononcé préalablement au Collège international de philosophie, au séminaire sur les Limites de l’exception (coorganisé avec
Eric Lecerf et François de Bernard) et au séminaire sur la Nation mâle (coorganisé avec Michel Tort), en 1995. La rédaction définitive du texte, avant qu’il ne soit incorporé dans le travail présent et modifié par lui, est « Le Grand récit fondateur du sacrifice de soi (ou la réalité du sacrifice de l’autre) », dans Guérir de la guerre et juger la paix, sous la direction de Rada Ivekovi_ et de Jacques Poulain, L’Harmattan, Paris 1998. (22) Jean Baudrillard, « La double extermination », dans Libération, lundi 9 novembre 1995, p. 12.
(23) Julia Kristeva, dans Etrangers à nous-mêmes, Fayard 1988, Gallimard, Paris 1991, p. 186. (24) Ismaïl Kadaré, dans « Le triomphe du crime », Le Monde, 04-05-1999, p. 15.
(25) Samir Amin, dans une interview accordée à il manifesto, supplemento Carta, anno 2, 07-06-1999, pp. 14-15.) (26) brahman (sanskrit, substantif neutre, dérivé du verbe BRH) veut dire à l’origine « ce qui croît », « ce qui prospère ou doit prospérer », c’est à dire les biens naturels,
la nourriture. Par extension, c’est ce qui permet les richesses, c’est-à-dire la formule du Veda, le texte, prononcé par les brahmanes, puisqu’ils ont le monopole du savoir-pouvoir. Par extension encore, brahman devient leur pouvoir et, en tant que leur idéal, il sera l’absolu tout court. Il est universalisé comme l’idéal (l’intérêt) du groupe dominant, mais proposé à tous. Il sera facile de transformer ultérieurement ce concept abstrait, par une personnification, en dieu Brahmâ, dans la religion brahmanique et dans l’hindouisme qui en dérive. Mais son origine « intéressée » reste visible dans toutes ses dérivations.
(27) Pour le Brahmajâlâ-sutta, voir: Canon Bouddhique Pâli (Tipitaka), Texte et traduction, Suttapitaka, Dîghanikâya, par Jules Bloch, Jean Fillozat, Louis Renou, Tome I.- Fasc. I., Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1949, pp. 1-40. (28)
Fethi Benslama, Une fiction troublante. De l’origine en partage, éditions de l’aube, La Tour d’Aigues 1994; p. 79.
(29)
Etienne Balibar, « Emancipation, transformation, civilité », in: Les Temps modernes, mai 1996, p. 438. (30) Jacques Poulain, dans Les Possédés du vrai, Cerf, Paris 1998, ainsi que dans « La dialectique de la raison pragmatique dans le capitalisme avancé », in Structures, systèmes, champs et théories du sujet, sous la direction de Tony Andréani et Menahem Rosen, L’Harmattan, Paris 1997, p. 10-15.
(31) « Le Nationalisme – Troisième force ? », éditorial du numéro de décembre 1951 de
la revue Preuves. (32) Voir Dubravka Stojanovi_, op. cit..
(33) Radomir Konstantinovi_, op. cit., p. 32. (34) Voir à ce sujet Bogdan Bogdanovi_, « Le massacre rituel des villes », in Lumières de la ville no. 6, novembre 1992, pp. 95-100, et « L’utopie serbe », in Transeuropéennes no. 8, 1996, pp. 45-55.
(35) Clara Gallini, « Arabesque. Immagini di un mito », in : Giochi pericolosi. Frammenti di un immaginario alquanto razzista, manifestolibri, Roma 1996, pp. 47-56. (36) C’est-à-dire, les seules « nations » (slaves) absurdement reconnues constitutives : Serbes, Croates, Slovènes, Macédoniens, Monténégrins, le tout donnant « droit » à la sécession aux six républiques, mais pas aux deux régions autonomes. Les « nationalités » étaient tous les autres, les mineurs, appelées ainsi par eufémisme et non, comme ce dernier nom le dit bien, des « minorités », sans doute pour dissimuler l’inégalité en droit.
(37) Voir D_evad Karahasan, Le déménagement, Calmann-Lévy, Paris 1993. Karahasan y parle, entre-autre, d’un certain parallélisme symbolique entre l’architecture et
la cuisine. Il élabore en particulier sur la similitude entre une maison fermée vers la rue mais donnant sur l’arrière (les vergers, les collines à l’orée), possédant un espace ouvert au centre, et les petits plats bosniaques à la farce mijotés (feuille de choux, oignon, courgette, tomate, poivron farcis); et d’autre part, sur les habitations donnant sur l’extérieur et la nourriture aux formes plus définies, faite de viande grillée et de peu de légumes. (38) Clara Gallini, « Il mangia maccheroni e
la Regina Margherita », in : Giochi pericolosi. Frammenti di un immaginario alquanto razzista, manifestolibri, Roma 1996, pp. 85-98.
(39) Voir en particulier Ch. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, tr. de l’américain par Denis-Armand Canal, Aubier, Paris 1994 (titre de l’original: Multiculturalism and « the Politics of Recognition« ); Le malaise de la modernité, tr. de l’anglais par Charlotte Melançon, Paris, Les Editions du CERF 1994; voir également « Quiproquos et malentendus: le débat communautaires-libéraux », in Lieux et transformations de la philosophie, dir. par Jean Boreil et Jacques Poulain, PUV, Saint Denis 1991, p. 171-202. (40) D’après « Bosanci u Beogradu » (Des Bosniaques à Belgrade), in Republika, no. 134-136, 1-31.03.1996, p. 20. Le même débat a été reproduit dans plusieurs autres publications (d’opposition) y compris d’autres républiques. Apparaissent dans la citation les propos de quelques intellectuels de Sarajevo, Membres du Cercle 99, en visite aux intellectuels de Belgrade.
(41) L’ »autoroute », c’est-à-dire
la route Belgrade-Zagreb, dès avant qu’elle ne devienne autoroute, car le premier tracé simple en a été construit par des brigades volontaires de
la jeunesse. Dès qu’elle devint finalement double, donc autoroute, elle fut interrompue par la guerre. (42) Bogdan Bogdanovi_, Zaludna mistrija (La Vaine truelle), Nolit, Belgrade, 1964 et, vingt ans plus tard, dans Krug na _etiri _oška (La Quadrature du cercle), Nolit, Belgrade 1984. Que la malade soit nécessairement femme dans le cliché que l’auteur reprend volontairement, est un autre fait intéressant à analyser, mais que nous ne pouvons, ici, que signaler en passant aux chasseurs de stérétypes.
(43) Desanka Maksimovi_ (1898-1994), poète patriotique serbe dans le soulèvement de la Deuxième guerre mondiale, a lancé l’expression devenue très courante « dans les Balkans montagneux », en son poème intitulé « Krvava bajka », « Le Conte sanglant ». (44) Ljubomir Mad_ar, « Ko koga eksploatiše », in Republika, année VII (1995), n. 123, 1-15, sept. 1995, p. VI; citations ultérieures pp. VII; IX, XIV et XV. Ce texte a été repris dans le livre Srpska strana rata. Trauma i katarza u istorijskom pam_enju (Le côté serbe de
la guerre. Trauma et catharsis dans la mémoire historique), priredio (sous la direction de) Nebojša Popov, ed. Republika, Belgrade 1996, pp. 172-200.
(45) Voir Ivan Ivekovi_ : « L’actuel imbroglio balkanique est partiellement dû à l’absence de pensée stratégique de la part de l’Occident, et notre propre oeuvre pour l’autre part », in « The Laboratory of Yugoslavia and the Balkans », d’après manuscrit, p. 13. (46) Dans plusieurs de ses textes,
la philosophe
Marie-Claire Caloz-Tschopp parle de « démocratie sécuritaire » que d’autres appellent, dit-elle, un « Etat social autoritaire ». Il s’agit d’une réflexion philosophique importante sur la tournure contemporaine des politiques officielles en Occident. « Ce que j’appelle la démocratie sécuritaire, dit-elle, est un régime politique qui prône l’illusion de la maîtrise absolue des populations et qui met l’accent sur la sécurité au détriment de la liberté et de l’égalité. C’est un régime politique qui remplace la politique par la police, dont la bureaucratie n’est qu’un des aspects. C’est une tentative illusoire d’essentialiser les populations en les fixant, en installant un pouvoir de mort contre un pouvoir de vie, en figeant la vie et donc la capacité d’action des êtres humains », dans « Une philosophie politique du mouvement ou du pouvoir en tant qu’action politique », manuscrit, 1996. Voir à ce sujet le livre coédité par M.-C. Caloz-Tschopp, A. Clévenot, M.-P. Tschopp, Asile – violence – Exclusion en Europe. Histoire, analyse, prospective, co-éd. Cahiers de la Section des Sciences de l’Education de l’Université de Genève et GGE, Genève 1994. Voir du même auteur, M.-C. Caloz-Tschopp, « La création de la démocratie et de l’asile par l’action politique contre le néolibéralisme sécuritaire » (Colloque « L’Europe des réfugiés », Anvers 21-22 avril 1995, manuscrit); « Politique des refoulements: refoulement du politique », in Psychoscope 5/1995, vol. 16, pp. 12-14; « Du politique et de l’éthique: la douce installation d’une démocratie sécuritaire », in Cultures et Sociétés 7, Strasbourg 1996, pp. 83-103.
Autopsie des Balkans Essai de psycho-politique
A partir d’un témoignage personnel, l’auteure analyse les modalités de la progressive désagrégation de la Yougoslavie dans leurs implications sociales, psychologiques et politiques. Au travers de l’expemple historique de son pays d’origine, Rada Ivekovi_ souligne comment la défaillance de la compréhension, de la patience et de l’écoute réciproques, le manque d’auto-analyse et d’auto-critique d’une société, l’incapacité de rénover un ensemble de connaissances pour les accorder aux événements, l’insuffisance de la subjectivation politique, ne constituent pas des traits spécifiques des seuls Balkans, mais ceux d’une pensée par et dans laquelle nous sommes tous en cause. Dans une série de chapitres brefs, denses et d’une grande lucidité, elle s’interroge sur certains des thèmes les plus inquiétants de notre époque: sur le problème des frontières, sur l’identité européenne, sur la question des différences, des identités et de leur réduction à l’”autre” inconciliable, sur l’affirmation des nationalismes ethniques et patriarcaux, sur le thème de l’origine et de l’appartenance, en même temps que sur celui du déracinement.
Rada Iveković est née à Zagreb en 1945. Elle a enseigné la philosophie au Département de philosophie de l’Université de Paris-8 (Saint-Denis), après une carrière au Département de philosophie de l’Université de Zagreb jusqu’en 1991.
© Raffaello Cortina Editore pour les pays autres que la France